C’est désormais une pratique établie : les ensembles baroqueux enregistrent une œuvre en studio, puis partent ensuite en tournée pour la donner un peu partout à travers la planète. La démarche inverse serait peut-être préférable (et c’est celle qu’adoptent les plus avisés), mais elle empêche de vendre à l’entracte le disque de l’œuvre dont les auditeurs ont découvert la première partie. Pour Catone in Utica, Alan Curtis ne déroge pas à la nouvelle règle : l’intégrale est sortie chez Naïve vers la fin de l’été, et le concert parisien arrive logiquement quelques mois après. Comme l’expliquaient nos collègues Bernard Schreuders dans sa brève et Christophe Rizoud dans son compte rendu du disque, Catone in Utica nous est parvenu sous une forme lacunaire, puisque seuls les deux derniers actes (et non « les deux premiers » comme l’affirme le programme du Théâtre des Champs Elysées) ont été conservés. Sur le livret existant, il est donc loisible aux musicologues entreprenants de se lancer dans une tout hypothétique reconstitution de la partition. Si Jean-Claude Malgoire, il y a quinze ans, avait fabriqué un pasticcio en empruntant à d’autres opéras du prêtre roux, Curtis a demandé à Alessandro Ciccolini de composer de nouveaux airs « à partir de fragments d’œuvres vivaldiennes contemporaines de Caton ». Cet « à la manière de » débouche sur des airs d’une originalité parfois un peu étonnante et d’une virtuosité presque envahissante. Figure pourtant parmi les « vrais » un des tubes de Vivaldi, le fameux texte emprunté à La Clemenza di Tito de Métastase « Se mai senti spirarti sul volto », connu grâce à sa présence dans La Clemenza de Gluck, et dont la musique serait ensuite adaptée aux paroles « O malheureuse Iphigénie ». Sans excès de brio, Alan Curtis tient dignement son rôle de chef et peut compter sur un orchestre rompu à cette esthétique.
Après avoir écouté le disque, on s’attendait à entendre certaines voix, et à confirmer certaines suprématies, mais c’était sans compter avec les virus qui circulent cet hiver. Deux nouvelles venues étaient prévues de longue date : Romina Basso et Emoke Barath ne seraient pas de la fête, on le savait, et avaient cédé la place à deux artistes inégalement connues. Ana Quintans est désormais un de noms familiers du public, qui a pu l’apprécier à de nombreuses reprises, principalement dans David et Jonathas de Charpentier, ou Hippolyte et Aricie à Glyndebourne. Le petit rôle d’Arbace exige très peu d’elle, mais elle fait bien ce qu’elle a à y faire. Nerea Berraondo est en revanche une découverte, mais l’on hésite à parler de révélation : si cette mezzo espagnole possède en effet un timbre séduisant et exhibe dans son unique air des graves renversants, son manque de projection rend son talent un peu trop confidentiel, et l’on espère vivement qu’elle réussira au plus vite à donner plus de portée à sa voix. A suivre, en tout cas. Même s’il n’y eut aucune annonce, il semble bien que Sonia Prina ait été souffrante en ce soir du 10 janvier : prise de toux dès l’ouverture, elle passera en coulisses tout le temps qu’elle n’a pas à chanter (alors que ses collègues restent en scène d’un bout à l’autre de l’œuvre). Sans doute cette indisposition ne lui aura pas permis de donner tout son relief au rôle de Marzia – l’artiste paraît contrariée après certains airs – mais son chant ne nous a jamais paru très apte à communiquer l’émotion, les moments d’emportement lui convenant beaucoup mieux, comme le fébrile « Se parto, se resto » dont elle livre une superbe exécution. D’autres étaient cependant plus malades qu’elle : comme chez Naïve, Catone aurait dû être Topi Lehtipuu, Cesare aurait dû être Roberta Mameli. Changement de programme quelques jours avant le concert, les deux artistes en question s’étant fait porter pâles. Dieu merci, le rôle-titre n’a finalement pas grand-chose à chanter, et pas grand-chose de brillant : le ténor canadien Colin Balzer ne nous le fera pas regretter, tant il semble avoir peu à offrir. S’il n’a pas tout à fait la nasalité d’un Peter Pears ou d’un Peter Schreier, il semble avoir pris auprès d’eux des leçons d’italianité. L’autre remplacement de dernière minute, en revanche, a bien failli voler la vedette à la reine de la soirée : Caitlin Hulcup (qui n’est en aucun cas une soprano, comme l’indique bien à tort la feuille volante glissée dans le programme) se révèle une interprète exceptionnelle du rôle de Cesare. Si sa prestation dans Belshazzar ne nous avait que partiellement convaincu, cette mezzo australienne nous éblouit cette fois par l’aplomb avec lequel son timbre sonore et velouté se plie aux mille acrobaties exigées d’un personnage qui est peut-être le principal de l’œuvre. Ce qu’elle fait du « Se mai senti » évoqué plus haut est extraordinaire de palpitation, à mille lieues des versions aseptisées qu’ont pu en proposer d’autres chanteurs. Face à ce César-là, la reine de la soirée doit bien partager son trône. Avant l’arrivée d’Ann Hallenberg, les arias s’étaient enchaînées sans qu’il se passe toujours grand-chose, mais avec l’entrée en scène d’Emilia, le frisson du théâtre parcourt enfin nos veines, et sa virtuosité vous met la tête à l’envers. S’il fallait assister à ce concert, c’était assurément pour entendre la mezzo suédoise dans tout l’éclat de ses moyens à leur zénith, mais aussi pour Caitlin Hulcup, qu’on espère très vite retrouver à Paris dans les rôles de son répertoire, comme cette Octavian qu’elle fut à Moscou ou au Mai musical florentin.