C’est seulement la cinquième fois depuis 1901 que l’opéra de Marseille programme Andrea Chenier ; c’est dire que l’œuvre de Giordano ne fait pas partie du répertoire de base. Cela tient sans doute à la difficulté de trouver un interprète alliant, pour le rôle titre, lyrisme, vaillance et endurance. Peut-être aussi à un livret qui insère dans un cadre historique plutôt réaliste une rencontre passionnée, ce qui entraîne un discours musical – finement analysé par Lionel Pons dans le programme de salle – où l’exaltation amoureuse recourt à une éloquence emphatique pour convaincre de sa force, au lieu de s’imposer, comme par exemple chez Verdi, comme une évidence.
Quoiqu’il en soit, programmer cet opéra n’est donc pas chose facile, et quand la fatalité s’en mêle, c’est à se demander si l’œuvre ne porte pas la poisse. Il y a eu d’abord un chef et une diva à remplacer en très peu de temps. Chose faite, et réussie. Fabio Maria Carminati retrouve l’orchestre qu’il avait dirigé dans Il Pirata en 2009 et cela se passe bien. A très peu près le difficile équilibre sonore entre fosse et plateau est assuré, et si dans le divertissement du premier tableau quelques vents s’égarent, la prestation des musiciens est somme toute honorable, avec des moments de grâce aux troisième et quatrième tableaux. Quant à Irene Cerboncini, appelée à remplacer Sylvie Valayre, elle assure sans faiblesse le rôle de Maddalena (qu’elle a inscrit à son répertoire depuis plusieurs années déjà et dont elle possède toutes les notes). On souhaiterait seulement une interprétation plus vibrante pour un résultat qui passerait du domaine de la haut professionnalisme à celui du grand art.
A priori, Zoran Todorovich a bien des atouts pour chanter Chenier, la force, l’endurance, et comme le montrait son Don José de Toulouse en 2009, un lyrisme de bon aloi. Mais d’entrée l’émission semble difficile, encombrée, forcée, et le Pollione incapable de nuances de 2005 semble de retour. Il faudra un accident malencontreux pour qu’à l’entracte on annonce que le chanteur est enrhumé. Plus prudent, le ténor finira la représentation sans encombre et, en perdant en force, gagnera en musicalité. Indulgent, le public saluera sa combativité.
Dans le rôle de Gérard, le rival malheureux de Chénier, l’infâme dénonciateur, l’héroïque défenseur, un Marco di Felice à la hauteur des exigences vocales du rôle ; peut-être l’incarnation pourrait-elle gagner en intensité intérieure mais le personnage est si complexe que la performance du baryton italien est justement acclamée.
Bersi pour la dernière fois, selon ses dires, Varduhi Abrahamian sidère tant la voix, dont on retrouve le bronze et la souplesse, a gagné d’ampleur. Eugénie Grünewald est quant à elle un mystère : autant en comtesse elle est peu convaincante et semble vocalement délabrée, autant sa Madelon s’écoute avec plaisir. Mentionnons encore le Roucher sobre et émouvant d’André Heyboer et l’efficace Incroyable de Rémy Corazza. Le reste de la distribution est sans reproche. Le chœur, inégal, alterne le bon et l’à-peu-près.
On pourrait donc dire, hormis la prestation du ténor, que cette représentation était globalement satisfaisante. Mais l’opéra, c’est aussi du théâtre, et c’est là que le bât blesse. Négligeons les lumières d’Olivier Wéry, où ratés et réussites se suivent inexplicablement, passons sur les costumes de Christian Gasc, certains discutables, comme les uniformes, mais globalement très soignés. Restent les décors de Dominique Pichou ; le seul vraiment réussi est celui du dernier tableau, en faisant abstraction du cliché final. La tribune du troisième tableau en particulier, pour séduisante qu’on puisse la trouver et bien qu’elle favorise de saisissantes images, est parfaitement incongrue. Mais a-t-elle été conçue indépendamment des projets du metteur en scène ?
La conception de Claire Servais, reprise par Xavier Laforge, est représentative des impasses où peut conduire une fausse bonne idée. Chénier écrit des poèmes ; du coup, hormis au troisième tableau où il comparaît au tribunal révolutionnaire, il est montré avant même le début de l’ouvrage associé à la petite table prévue seulement au deuxième tableau. En l’absence d’ouverture musicale, on l’y voit rédiger un texte projeté au fur et à mesure sous les yeux des spectateurs, tandis que la plume grince à souhait ; on l’a compris, c’est Chénier qui compose. Au-delà de cet effet, en soi ni déplaisant ni éclairant, cette présence qui se prolonge fausse la théâtralité du premier tableau, puisque le poète n’est censé apparaître qu’avec les invités à la réception, et il devra donc quitter la petite table pour s’y joindre. La comtesse sera invitée à pareille gymnastique à la fin du premier tableau, lorsque son château sera investi par les révoltés (épisode rajouté) et que sa tête sera brandie au bout d’une pique tandis que l’interprète s’esbigne de son mieux. Rapports entre les personnages manquant de clarté (à moins de le savoir, comment reconnaître le père de Gérard, le vieillard exploité, dans le valet en livrée que ne courbe nul fardeau ?), divertissement pastoral de patronage (était-ce voulu ?), disposition des choristes au troisième tableau qui le prive de toute vie, traitement tarabiscoté et indigent de la scène des offrandes révolutionnaires, chanteurs en avant-scène « à l’ancienne », jusqu’au cliché final du couple marchant vers la mort dans la tourmente des nuages. Sans être exhaustif on trouve vraiment peu de chose à sauver de cette mise en scène, si ce n’est l’atmosphère de complot qui accompagne les révélations de l’abbé au premier tableau – et encore c’est l’éclairage qui la crée ! Exécuté trois jours seulement avant la fin de la Terreur, André Chénier n’a pas eu de chance. Cet Andrea Chenier non plus !