Instruire et plaire : cette formule élevée en maxime sous le règne de Louis XIV par les écrivains français dits « classiques » inspire encore un siècle plus tard bon nombre d’auteurs européens. La comédie La scuola dei gelosi se situe dans cette veine moraliste où le comportement d’un individu qui trouble l’harmonie familiale ou sociale est sanctionné par le rire des autres. Le « vice » stigmatisé est indiqué dans le titre. Molière disait déjà, dans L’école des femmes :« Les verrous et les grilles ne font pas la vertu des femmes et des filles. » Mais Blasio, bourgeois agioteur et jaloux obsessionnel, ne l’a probablement pas lu, et il cloître sa femme Ernestina qui n’a pourtant rien à se reprocher. Tant et si bien qu’exaspérée elle décide de lui donner une leçon. Leur voisin, un aristocrate libertin, est prêt à l’y aider car il se présente comme le fléau des jaloux et cherche hors de chez lui le piment qu’il ne trouve plus dans son mariage, au grand dam de sa femme dont la passion est intacte et la jalousie impuissante. Leurs domestiques, s’ils sont hors-jeu, n’en pensent pas moins, et le valet Lumaca, facilement sentencieux, semble la voix de la raison prêchant dans le désert. Un ami du comte, enfin, sera l’artisan de la restauration de l’harmonie menacée, selon la méthode qui consiste à rendre jaloux celui qui ne l’est pas. C’est en chœur que tous chanteront la paix retrouvée dans le respect du saint nœud du mariage.
Italo Nunziata, le metteur en scène de ce spectacle, a trouvé dans les dialogues de Caterino Mazzola des subtilités d’écriture qu’il rapproche de celles du théâtre d’Oscar Wilde, ce qui lui a inspiré l’idée d’une transposition dans les premières années du XXe siècle. La silhouette de l’automobile et le gramophone en seront les signes les plus clairs, car les décors et les costumes ont une relation moins nette avec une époque déterminée. Les premiers, signés Andrea Belli, sont ingénieusement composés de panneaux qu’une disposition variable installe aussi vite qu’on peut l’écrire en parois de plus ou moins grande surface, selon qu’ils sont en décrochements ou alignés. Leur décoration plus allusive que précise évoque avec bonheur la vogue du pastiche du style Louis XV au tournant du XIXe siècle, mais ils peuvent aussi représenter, quand ils sont évidés en forme d’arbres, un parc, une forêt, ou quelque lieu propice à la sociabilité, qu’il s’agisse de la chasse du comte ou d’entrevues en tête à tête, et déployés en galerie l’intérieur splendide de l’aristocrate. Cette même subtilité se retrouve dans les costumes conçus par Valeria Donata Bettella. Ils forment un pot-pourri étrange mais non dissonant – à moins que notre goût ne soit complètement perverti – où des éléments Belle Epoque voisinent avec d’autres du XVIIIe siècle qui font ressembler la comtesse et Ernestina à des contrefaçons de Capodimonte, car l’illusion créée par les motifs et les couleurs des tissus d’une reconstitution « authentique » ne dure pas. Probablement dicté par l’étroitesse du budget ce parti-pris prouve une fois de plus que « l’argent (ne) fait (pas) tout » et que le talent peut suppléer la pénurie. Les lumières gérées par Marco Giusti s’accordent intelligemment au climat des situations.
© Simone Spazian
Sur scène, de jeunes interprètes issus pour la plupart de l’académie musicale du Maggio Fiorentino, dont certains ont à peine vingt ans, de quoi rendre encore plus remarquable leur engagement et leur réussite globale. Sans doute pourrait-on trouver que le lieutenant de Manuel Amati manque un peu d’ampleur vocale pour ce rôle d’un intermédiaire lié à la fois à Blasio et au comte, qu’on pourrait rapprocher de Don Alfonso, le cynisme en moins. Mais à l’image de ses partenaires il s’engage généreusement en scène, sans perdre de vue l’objectif d’une élégance à la Wilde. C’est un peu moins facile pour Ana Victoria Pitts, car elle doit plier sa grande voix de mezzosoprano au statut de domestique de son personnage et elle semble avoir du mal à résister à la tentation de la déployer, ce que l’écriture ne lui permet pas. La lucidité de son soupirant Lumaca pourrait annoncer celle de Figaro ou de Despina, l’amertume en moins. Mais il a beau répéter ses sages conseils il n’est pas entendu. Le baryton chinois Qianming Dou impressionne : la voix est de qualité, bien employée, la diction est bonne et la désinvolture scénique accomplie. La malheureuse persécutée par le jaloux est incarnée par la soprano Eleonora Bellocci avec un aplomb théâtral des plus efficaces, qui ne fait pas toujours oublier de légères acidités dans la zone la plus élevée du rôle. Son mari jaloux est campé avec un engagement qui tient bien la balance entre colère et frustration par le baryton d’origine sud-coréenne Byongick Cho ; diction à peu près parfaite pour lui aussi et une voix dont la fermeté mais aussi la souplesse et l’étendue séduisent, ainsi qu’une interprétation sensible de son monologue du deuxième acte. Peut-être la perle de ce collier, Francesca Longari fait montre en dépit de sa jeunesse d’une assurance vocale et scénique qui annoncent un avenir. Hautaine et méprisante en aristocrate imbue de sa caste, elle nourrit de sensibilité les soliloques où le personnage exprime sa nostalgie des jours heureux sans omettre de les ponctuer de brillants épanchements . Une révélation et une promesse ! Et encore une belle découverte que Patrick Kabongo, ténor d’origine congolaise à l’italien aussi fluide que ses partenaires asiatiques, dont la souplesse physique va de pair avec une aisance vocale remarquable, une projection efficace et une belle homogénéité. Seul l’extrême aigu semble imposer un passage ce soir pas très bien maîtrisé, mais les qualités et la personnalité de ce chanteur devraient le mettre en lumière.
Dans la fosse, l’orchestre I Virtuosi Italiani, partenaire régulier de Giovanni Battista Rigon, qui dirige et tient le clavecin. C’est peu dire qu’il s’en donne à cœur joie, pour notre plus grand plaisir, et ponctue avec une verve inépuisable les moindres nuances des récitatifs. Il enchaîne sans temps morts avec ses partenaires de l’orchestre, tend à marquer les rythmes et à maintenir le plus possible la tension pour soutenir et commenter l’action scénique, sans pour autant sacrifier les épanchements sentimentaux, desquels toute mièvrerie est exclue. Mais ce chef d’orchestre est aussi musicologue et avec Jacopo Cacco il a réalisé la transcription du manuscrit autographe. Evidemment, il a pour l’œuvre les yeux de l’amour. Convaincu qu’elle contient nombre d’idées et de procédés musicaux que l’on retrouvera chez Mozart, il en rajoute d’ailleurs en truffant les récitatifs de citations puisées chez celui-ci. Sa passion est communicative, et l’on voudrait bien être convaincu que La scuola dei gelosi est un chef d’œuvre. Disons que cette première écoute n’a pas suffi à nous permettre d’y croire. Pour son quatrième opéra, et son deuxième opéra bouffe, Salieri semble plus exploiter méthodiquement des recettes qu’affirmer une voix originale, aussi bien musicalement que dramatiquement. Certes l’œuvre contient des morceaux de bravoure, et des ensembles d’un effet certain, comme le septuor qui clôt l’acte I ou le quatuor du II. Certes le traitement des cordes et des cors peut surprendre et intéresser. Au moins tant qu’il n’est pas répété sans justification expressive. Mais les anticipations que l’on croit deviner se rapportent à des œuvres qui, même nées du même terreau musical, sont indubitablement plus vigoureuses. Salieri lui-même pourra le devenir, avec plus d’expérience, ou à la lumière posthume de Mozart, comme son Falstaff donné récemment à Vienne le prouvait avec éclat. En tout cas, si nous n’avons pas été subjugué par l’œuvre, la direction est amoureuse, la réalisation est belle et les solistes à découvrir. En faut-il davantage pour justifier l’entreprise ?