Une fois encore, c’est l’option théâtrale qui déconcerte dans la soirée d’opéra proposée par l’ABAO (Association bilbaienne des amis de l’opéra) dans le vaste auditorium de la capitale basque. En découvrant cette production de La Sonnambula conçue par Pier Luigi Pizzi pour le Bolchoï, on ne peut se défendre de s’interroger sur le fil conducteur du travail du vieux maître vénitien. Signataire des décors et des costumes comme de la mise en scène, il semble avoir cherché avant tout à satisfaire son client en lui proposant une Sonnambula adaptée à ses références. Ainsi l’existence du ballet de l’opéra moscovite a-t-elle motivé la présence de danseurs vêtus à la russe – blouse ceinturée à la taille – dans une gracieuse évocation de ballet romantique dès l’ouverture, pendant la noce et aussitôt que la musique leur en laisse l’occasion ? Mais ces interventions, qu’on peut tenter de justifier en disant qu’elles rattachent l’œuvre à ses origines, ne sont ni nécessaires ni éclairantes pour l’opéra de Bellini et Romani. Ainsi le décor n’évoque plus les Alpes suisses où le librettiste, dans l’esprit de Rousseau, a situé la communauté paysanne, mais une plaine où les bouleaux semblent annoncer Eugène Onéguine. Il en est de même des costumes des participants à la noce, qui pourraient aussi bien convenir aux voisins de Madame Larine/Teresa. La communauté montagnarde traditionnaliste imaginée par les auteurs devient une assemblée endimanchée à la dernière mode où les paysans pauvres de l’opéra – l’aisance d’Elvino est une exception – ont pris des airs de notables. La sobriété et l’harmonie des couleurs sont bien celles de Pier Luigi Pizzi mais quand son goût de l’épure fait du moulin un édifice du Bauhaus le hiatus devient sensible entre ce que l’on voit et ce que l’on entend. Quant à la mise en scène, reprise par le fidèle assistant Massimo Gasparon, bien que des plus sages et assez réussie dans le maniement des groupes, dont les mouvements prennent parfois l’allure d’un ballet, elle intrigue pourtant quand elle semble indifférente aux situations. Ainsi le comte se dit ému par la beauté d’Amina car elle lui en rappelle une autre ; or de par sa position sur la scène il lui a été et il lui reste impossible de voir le visage de la jeune fille. Ses mots s’adressent à Amina, mais au lieu de lui parler directement il se tient à l’écart et semble chanter pour lui-même, ce qui rend incompréhensible la réaction de colère jalouse d’Elvino… Aussi, sans nous attarder davantage sur l’insatisfaction liée à la proposition théâtrale, venons-en à ce qui nous a comblé.
© E. Moreno Esquibel
Si l’on excepte Elena Sancho Pereg, dont une annonce à l’entracte indique qu’elle chante malgré un rhume et dont la Lisa aigrelette ne nous avait pas séduit jusqu’à ce que son air du deuxième acte ne révèle enfin, en dépit de l’indisposition, une voix souple et longue dans l’aigu, l’ensemble de la distribution mérite de vifs éloges. A commencer par les chœurs, d’une tenue exemplaire, capables d’alterner suavités raffinées et accents pleins de mordant et maîtrisant au mieux l’acoustique étrange de cet auditorium. L’absence de surface, dans le dispositif scénique, susceptible de renvoyer le son entraîne pour presque tous les chanteurs une sorte de triangle des Bermudes où les voix semblent disparaître, alors qu’elles retrouvent leurs résonances quand ils se déplacent vers l’avant. Au rôle du notaire, qui est tout au plus une utilité, Alberto Nùñez donne une présence inattendue. José Manuel Diaz communique la détermination et la bonne volonté d’Alessio, auquel la mise en scène attribue un rôle inhabituel mais plausible dans l’organisation du banquet. Itxaro Mentxaka surprend agréablement par la fraîcheur d’une voix qui défie le temps puisqu’elle chantait déjà pour l’ABAO en 1986 ; sa Teresa réussit la synthèse de la droiture nette et de l’indulgence. Sur le vaste plateau Mirco Palazzi manque peut-être un peu de l’envergure physique qu’on prête habituellement à un homme mûr en âge d’être le père inconnu d’Amina, peu aidé par un costume qui ne le différencie pas nettement des autres hommes. Mais la sensibilité d’abord, dans son air initial que les souvenirs semblent gorger à l’improviste d’émotion, la dignité ensuite lorsqu’il se reproche la tentation à laquelle il n’a pas cédé, la détermination enfin pour établir la vérité et l’innocence d’Amina, aucune des nuances du rôle n’a échappé à ce musicien accompli. Réussite éclatante mais attendue pour l’Elvino d’Antonino Siragusa. Le ténor sicilien, que certains surnomment « l’Inoxydable » tant la régularité constante de ses prestations tient du défi, est manifestement en état de grâce vocale car aucune nasalité ne vient enlaidir ses aigus, dont l’éclat et la vigueur enchantent le public, comme la souplesse intacte et le chant piano auquel il sait s’astreindre. Est-ce un effet de cette maîtrise de ses moyens qui lui donne une assurance telle qu’il nous semble que le personnage n’a pas toute la fragilité qui est la sienne ? Mais à y réfléchir, la fragilité psychique va-t-elle forcément de pair avec la fragilité physique ? Vouloir que ce qu’on voit dise le vrai, et réduire les êtres à l’image que nous nous en sommes faite, c’est ce qui arrive à Amina, taxée d’inconduite par une communauté prête à la mettre au ban. Jessica Pratt, qui incarne le personnage, est à l’évidence une belle plante florissante. Pourtant elle sait, par ses attitudes, en exprimer le moment venu l’incrédulité et l’abattement. Mais cette Amina a des sursauts d’énergie qui la poussent à aller au-devant de ceux qui la réprouvent, loin de la prostration continue où elle est parfois réduite, et cela contribue à augmenter la charge émotive car ces sursauts sont ceux de la douleur. Cette même énergie permet à la chanteuse, pour ses débuts à l’ABAO, d’effectuer une sorte de promenade de santé, tant ses moyens et les exigences techniques semblent en parfaite adéquation. De la première note attaquée souplement à la dernière, qu’elle lance triomphalement et tient longuement, Jessica Pratt semble à son aise : piani exemplaires, aigus brillants dépourvus de stridences, agilités moelleuses, cette Amina est d’évidence à la hauteur de ses illustres devancières, unissant au beau son l’expressivité qui fait par exemple de « Ah non credea mirarti » une cantilène proprement déchirante. Les timbres du ténor et de la soprano s’apparient bien, et leur virtuosité respective fait de leurs duos des instants où l’émotion se fond en jubilation. Pourtant, au-dessus d’eux, parce qu’il les a accompagnés et soutenus avec la souplesse immédiate qui fait les grands chefs d’opéra, nous situerons José Miguel Pérez Sierra, un chef d’orchestre d’ores et déjà lancé, invité régulièrement à Bilbao et à Bad Wildbad, que son talent promet sans le moindre doute à un brillant avenir. De cette œuvre où il est si facile de tomber dans la convention, d’en donner une interprétation superficielle, visant la joliesse sans éviter l’impression de rabâchage due aux reprises, il donne une lecture d’une subtilité qui subjugue. Non seulement il en révèle le raffinement de la composition dans la diversité des plans et dans l’utilisation des timbres, grâce à la collaboration de l’orchestre symphonique de Bilbao et à une direction incroyablement précise, mais il restitue les redites à leur vocation fondamentale. Elles ne constituent pas, comme on le croit à tort, une concession passive à un usage établi, mais une contribution d’une modernité inouïe à la psychologie moderne. Il y a évidemment les ressassements complaisants des amoureux qui brodent inlassablement sur leurs sentiments respectifs. Mais l’écriture de Bellini en fait surtout les vecteurs de la délectation morose, cette attitude spécifiquement romantique où l’on se regarde peaufiner le souvenir, ou bien où l’on ressasse à l’envi les griefs, caractéristique des personnalités immatures. La nostalgie est évidemment de mise, comme la surdité au discours de l’autre, puisque l’écouter serait sortir de ce monologue narcissique. C’est le génie de Bellini, dont on sait qu’il tourmenta Romani à propos de l’écriture du livret, d’avoir donné forme, par des formules mélodiques d’une désarmante facilité mais d’une si grande efficacité, à ces états d’âme si intimes. C’est tout le talent de José Miguel Pérez Sierra de l’avoir rendu si immédiatement limpide !