Christian Peter, dans son compte rendu de la création de cette production de La Sonnambula au Théâtre des Champs Elysées – juin 2021 – ne dévoilait pas en quoi consiste l’intervention du metteur en scène Rolando Villazón sur le dénouement. Depuis le mystère est éventé : alors que le final mis en musique par Bellini rétablit l’harmonie initiale en réunissant Elvino et Amina, Rolando Villazón décide qu’ils sont trop mal assortis. Il exile Amina et accouple Elvino à Lisa, car il trouve que leurs personnages sont plus en phase. Cette option lui valut à Paris un accueil assez frais. On ignore comment les spectateurs niçois auraient réagi s’il avait été présent. Jean-Michel Criqui qui a repris la mise en scène et dont on connaît la probité n’est pas venu saluer.
Notre confrère a décrit le décor, les costumes et les éclairages avec assez de précision pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y revenir. Notons que ce parti pris d’un univers de glace, dont la stérilité serait l’image de la communauté qui y vit, rend problématiques les bouquets de violettes offerts à profusion. Parti pris que rien dans le livret ne justifie, pas plus que celui de représenter la communauté montagnarde comme une secte – les signes de croix avortés ? – où tout ce qui sort de la coutume doit être réprimé. Sur leurs vêtements sombres et austères les paysans arborent des faces de carême alors qu’ils chantent pour célébrer l’union d’Amina et d’ Elvino, mais pour Rolando Villazón le mariage est ici le moyen de faire rentrer Amina dans le rang. Autre exemple de ces visibles porte-à-faux avec le texte, Amina chante à sa mère « Sovra il sen la man mi posa » en se tenant bien loin d’elle, au lieu de joindre le geste à la parole. Détails, dira-t-on ; mais le diable s’y niche.
Elvino abattu (Edgardo Rocha) tandis qu’Amina et sa mère cachent leur honte (Sara Blanch et Annunziata Vestri) © Dominique Jossein
C’est que Rolando Villazón veut voir dans La Sonnambula un témoignage sur le fonctionnement pervers d’une communauté recluse au sein de laquelle la spontanéité d’ Amina serait une anomalie dangereuse. Il présente donc la jeune adulte comme une adolescente attardée, encore très proche de l’enfance. Mais si la communauté célèbre sa vertu pourquoi voudrait-elle la punir en la mariant ? Amina n’a-t-elle pas su, jeune fille nubile, conserver intacte sa réputation de pureté ? La mise en scène la montre toujours prête à jouer avec les enfants, et ces gamineries seraient la preuve qu’elle est inadaptée à son milieu. Pourtant au début du deuxième acte les villageois vont en délégation demander au comte de témoigner de son innocence. Est-ce cohérent avec la violence de la ronde des femmes qui peu de temps avant crachaient sur Amina ?
Heureusement, si la conception ne nous convainc pas, le plateau et la direction d’orchestre sont de nature à rendre très relatif ce déplaisir. Hormis un décalage justement dans le chœur mentionné ci-dessus, les artistes de la maison sont à la hauteur de la tâche, expressifs et coordonnés, tout en s’acquittant consciencieusement des mimiques prescrites pour leur jeu d’acteurs. L’orchestre répond sans faute aux sollicitations de Giuliano Carella, pour qui La Sonnambula n’a plus de secret depuis qu’il en a signé en 1994 une édition considérée encore comme la plus complète. C’est avec ce parti pris qu’il dirige, avec la conviction et la passion qu’on lui connaît pour ce répertoire. Peut-être accentue-t-il, en accord avec la proposition scénique, le caractère dramatique des affrontements en libérant dans la fosse une intensité parfois difficile à soutenir pour les chanteurs, mais nous sommes dans l’interrogation car une position très excentrée dans la salle peut modifier la perception. En tout cas cette direction balaie toutes les insinuations sur une musique qui irait du mièvre au pompier : elle fait entendre l’efficacité d’une composition qui exhale et exalte le drame des sentiments passionnés et elle en conserve toutes les reprises. Aussi, toute nerveuse et énergique qu’elle soit, elle sait s’alanguir pour laisser libre cours au déroulé des cantilènes dont le charme opère à nouveau infailliblement. Qu’il s’agisse des timbres, des couleurs, des inflexions, des circonvolutions lovées sur elles-mêmes, tel un magicien le chef les ranime, les tisse, les caresse, et la technique devient de l’art.
Au centre Annun ziata vestri et Edgardo Rocha encadrent Sara Blanchh© Dominique Jossein
Cette direction amoureuse s’étend évidemment aux solistes, y compris pour leur confort quand il s’agit d’adopter la tonalité d’usage, plus basse d’un ton que la tonalité d’origine, pour le premier duo. Sara Blanch ne cesse de surprendre et d’émerveiller : après une somptueuse Matilde di Shabran, une délicieuse Marie, voici une Amina d’une sensibilité très juste. Non seulement les qualités vocales, au premier chef l’homogénéité, la souplesse et l’étendue, jointes à une maîtrise toujours plus affirmée, lui permettent d’accomplir le parcours virtuose que requiert le rôle, mais le dosage de l’émotion est impeccable, jamais outré, et la maîtrise de l’actrice est tout aussi admirable dans la composition du personnage qui lui est imposé. C’est Edgardo Rocha qui incarne Elvino, ce jeune homme assez peu sûr de lui, et sa composition scénique du psychorigide est une réussite complète. Vocalement il joue de sa maîtrise technique pour affronter généreusement éclats et demi-teintes avec une musicalité constante. Comme sa partenaire il conserve dans l’émotion une réserve de pudeur qui ajoute à leurs duos, au-delà du plaisir des voix mêlées, une grâce captivante. Adrian Sâmpetrean quant à lui rend crédible ce personnage qui veut rester incognito, aidé par un costume qui ne signale pas son rang. Cet aristocrate peut-être rentré d’exil est un homme instruit mâtiné d’un séducteur qui tel Don Juan cueille l’occasion qui se présente, et c’est bien cette composition que nous offre l’artiste, avec la mesure et la classe nécessaires.
Un peu en retrait, pénalisée probablement par ce personnage auquel la communauté semble imposer une rigidité éloignée de l’image d’une mère chaleureuse, Annunziata Vestri joue son rôle honnêtement. C’est aussi le cas de Cristina Giannelli qui doit camper Lisa, la rivale d’Amina, celle qu’Elvino a abandonnée et qui ne s’y est pas résignée. Jalouse, envieuse, intrigante, elle doit dissimuler ses sentiments. Est-ce pour exprimer la duplicité du personnage que la voix, qui vibre beaucoup, semble ampoulée dans son monologue d’entrée ? Par la suite l’émission deviendra plus libre, plus fluide, plus aisée, jusqu’au deuxième acte où elle se libérera dans l’éphémère triomphe de l’aubergiste. Son soupirant, Alessio, personnage souvent réduit au strict minimum, prend ici tout son relief grâce à Timothée Varon, bien présent en scène et dont la voix profonde est bien timbrée et bien projetée. Sans contestation de la mise en scène, rien n’a terni le triomphe du plateau et de la fosse, bruyant et prolongé, nonobstant l’heure tardive.
En effet les représentants d’une centrale syndicale ont choisi de mettre à profit cette soirée de gala pour prendre les spectateurs à témoin de leurs difficiles conditions de travail, de la faiblesse de leurs rémunérations et de l’inaction coupable de la mairie. Après les interventions des délégués de l’orchestre, du choeur et du ballet, qui ont duré une dizaine de minutes, le premier orateur a repris la parole pour annoncer que le spectacle commencerait au bout de 59 minutes. Les habitués des trains ont reconnu ce recours à une interruption de travail d’une durée inférieure à une heure qui permet de ne pas se déclarer en grève. Comme on pouvait s’y attendre, le public s’est divisé, et une spectatrice venue de Marseille (sic) a protesté contre ce « manque de respect » ce qui a brièvement alimenté la polémique.