L’abbatiale de Souillac est plongée dans un épais brouillard tandis qu’Isaïe danse déjà pour accueillir le public – extrêmement nombreux – venu découvrir Ahazar, l’un des premiers spectacles de la compagnie la Tempête.
Le festival de Rocamadour accueille la Tempête pour la sixième fois et son directeur, Emmeran Rollin, loue « la force rituelle et spirituelle de propositions toujours surprenantes ». Cet opus ne fait pas exception, entrelaçant les messes de Machaut et Stravinsky avec les cantigas espagnols du Moyen-Age et celles de Ohana.
L’association fait sens puisque l’on sait que ces compositeurs contemporains ont été influencés par les musiques médiévales et populaires, il n’en reste pas moins que le choix de l’intrication construit une fascinante liturgie imaginaire se riant du temps. Les époques se mélangent, se superposent, démontrant l’aspiration intemporelle de l’humain au sacré.
Les déambulations comme la scénographie matérialisent cette dimension cérémonielle. L’orchestre est au cœur du dispositif scénique, entouré par les chanteurs, tous placés sous l’œil d’un tondo où sont d’abord projetés des détails d’enluminures évoquant le jugement dernier, la cosmologie médiévale puis un ciel étoilé avant que le disque n’oscille jusqu’à se retourner pour devenir soleil métallisé. Ainsi, très simplement, basculons-nous d’un cadre rituel chrétien à un cérémoniel païen et cosmique.
La spatialisation du son accentue cette part incantatoire, jouant du proche et du lointain, de la vague primitive des tutti alternant avec solo, duo, trio, tour à tour inquiets ou véhéments. La grande qualité des interprètes est perceptible dans ces parties à voix seule où éclate la variété des timbres comme autant de sensibilités communiant dans un questionnement commun.
Le flux musical emporte l’auditeur dans une puissante expérience vibratoire au ressenti océanique. Extrêmement bien construit, le programme est servi par quatorze musiciens jouant sur instruments anciens – sacqueboutes ou cornets à bouquin – qui élargissent merveilleusement la palette sonore des pièces modernes pour créer de nouveaux possibles auxquels répondent la formidable pâte sonore du chœur. Tous ces artistes jouissent des dissonances, osent l’acidité de sons très ouverts – dans les Cantigas où affleure la joie pure d’être vivants comme dans le « Kyrie » de Stravinsky. Le legato très travaillé se fait parfois presque instrumental comme dans le « Sanctus » ; une rythmique percussive, des bourdons de basses obsédants, sont eux aussi toujours au service de l’expressivité.
La saturation sonore, ondulatoire atteint son paroxysme avec les pages d’Ohana où l’angoisse existentielle se fait palpable. Les lignes mélodiques, complexes, demeurent pourtant d’une grande lisibilité.
Dans ce maelstrom haletant, remarquablement construit pour ne pas essouffler l’attention du spectateur, Simon-Pierre Bestion garde le cap d’une direction toute en sobriété. Proposition exigeante, Ahazar est également parfaitement accessible car il s’adresse puissamment au corps de l’auditeur. L’intrication des pièces à travers le temps dit également quelque chose de la pérennité des interrogations humaines par des moyens esthétiques contrastés. Elle évoque une tapisserie abstraite entremêlant fils de soie et laine cardée pour un résultat entre subtilité et brutalisme qui casse les évidences et fait la part belle à des sensations en deça des mots.
Les lumières se rallument et Isaïe danse toujours.