Nanetta, Gilda, Lucia… la trajectoire de Nadine Sierra la conduisait en droite ligne vers Violetta. Ce devait être chose faite en mai 2020 au Teatro Réal de Madrid. En pleine pandémie, les représentations avaient été repoussées à l’été et la soprano américaine disparaissait de l’affiche. Cette série florentine serait donc, sauf erreur, les débuts de Nadine Sierra dans cet Everest vocal et scénique qu’est Violetta. Aucune crainte concernant le bagage technique et l’aisance vocale de la soprano : elle fait une bouchée du premier acte qu’elle conclut à l’aigu et sur une note tenue électrisante. Elle enchaîne trilles et vocalises avec une agilité confondante, un souffle long qui soutient un legato parfait et s’aventure même à quelques variations extrapolées du plus bel effet. Non, tout l’enjeu pour Nadine Sierra était de donner du corps et de la chair au-delà des notes. Et dès le premier acte, on est servi. Les répliques et piques de la fête mondaine lui donnent l’occasion de travailler ses couleurs et accents : le portrait commence, plus profond que la légèreté arrosée au champagne bien souvent servi. Il reste à polir encore la prononciation italienne (Francesco Meli à ses côtés est un modèle du genre) mais cela n’obère en rien la montée en puissance qui va suivre. Au deuxième et au troisième acte, assise sur un médium chaud et sonore, elle s’engouffre dans les affres du personnage et incarne chaque moment avec conviction. Malgré un Placido Domingo ce soir-là en perdition, nous y reviendrons, elle mène le duo jusqu’à un « dite a la giovine » qui lui vaudra une nouvelle ovation de la salle. «Amami Alfredo » trouve tout l’impact dramatique nécessaire. Un triomphe éclate à l’issue de son « addio del passato » conduit sur un fil, gorgé de nuances et de couleurs où même les respirations laissent sourdre la douleur et l’abandon du personnage. La coupe est presque pleine, n’était-ce une prononciation un peu lâche et des graves certes présents, mais qui peuvent encore s’étoffer davantage. En Francesco Meli, elle trouve une réplique pleine d’élégance de style. Souffle et phrasé sont les qualités premières du ténor génois. La mise en scène en fait un dandy photographe, mélange du film Blow-up et des amants de Margaret dans la série The Queen, et c’est bien ce personnage sûr de lui mais sensible qu’il incarne. Là encore, on regrette que la palette des nuances ne s’enrichisse pas au-delà de piani et mezze voce disséminés ça et là. Les chœurs sont remarquables de présence et d’aisance scéniques dans toutes les scènes de groupe. Les seconds rôles appellent aussi tous des éloges, notamment tous les jeunes chanteurs nés dans les années 80 et 90 auxquels le Maggio fait appel (Francesco Samuel Venuti est un Baron Douphol glaçant du haut de ses 25 ans !). Reste le cas Placido Domingo. Que l’on soit partisan ou non de sa deuxième carrière dans des rôles de baryton, il lui reste (ou restait?) toute sa science verdienne et un « chien » sans faille pour faire naître l’émotion autour de ses personnages. Ce 2 octobre, le compte n’y est pas. Passées les quelques répliques de Germont père où un premier trou de mémoire le déstabilise, le madrilène s’effondre dans le duo : peu de souffle, absence de legato et surtout un volume à la limite du confidentiel. On entendra le souffleur venu à la rescousse avant que l’air conclusif, ici donné en intégralité, ne finisse de l’achever en scène. Avec galanterie, Nadine Sierra l’emmène saluer devant le rideau avant la pause. Il en profite pour montrer sa gorge en excuses. Avant la deuxième partie, Alexander Pereira monte sur scène pour lui aussi s’excuser de ne pas avoir annoncé le refroidissement et les difficultés respiratoires de la star, qui sauve pourtant la soirée nous dit-il en maintenant sa participation et remercie le public de la compréhension dont il a déjà fait montre.
© Michele Monasta / Maggio musicale fiorentino
Heureusement en fosse Zubin Mehta veille au grain ! Penser que le vénérable chef était déjà à Florence en 1964 (mais au Teatro communale, alors maison du Maggio musicale) pour diriger la même œuvre, laisse rêveur. Quelle longévité et quelle élégance dans cette direction toute classique et assise sur de beaux contrastes entre le velouté des cordes et la droiture des cuivres. Les aléas scéniques de la soirée montre surtout quel chef de théâtre il est encore, capable d’adapter sa phalange aux capacités du plateau tout en maintenant une dynamique évidente, sans jamais verser dans la facilité ou le tonitruant. La préparation de l’orchestre est sans faille et aucune scorie ne vient émailler le joyau serti que le chef confectionne.
L’élégance c’est aussi ce qu’il faudra retenir de la production de Davide Livermore : salon chinois à la mode parisienne au premier acte, studio photo évoquant Blow-up donc au deuxième, vidéos léchées de D-Wok, les mêmes qui officiaient à Vérone cet été. La scène rougeoie d’éléments flatteurs que des costumes des années 60 et 70 finissent d’habiller. On comprend moins les slogans projetés, arrivés tout droit de mai 1968 : « mon corps, mon choix » ; « jouissez sans entraves » ; « faites l’amour pas les magasins » ou encore l’irruption de la police chez ces bourgeois et nobles à la fin de la fête. Tout cela relève d’un plaquage gratuit comme on a pu en voir souvent dans des transpositions sans vrais fondements.