Le rideau tombe, les applaudissements explosent, elle s’avance sur la scène, en larmes : Amina Edris vient de prendre le rôle de Violetta. La jeune soprano, qui avait fait de triomphants débuts en Manon à Bastille en 2020 franchit le rite de passage qu’est La Traviata avec une maîtrise, une élégance et une maturité proprement sidérantes. Le tour de force est-il vocal ou théâtral ? Réponse : les deux. La voix est magnifique : il y a dans le timbre charnu d’Amina Edris une profondeur magmatique, une chaleur et un bouillonnement telluriques, évocateurs d’un volcan en pleine effusion. La cantatrice déploie, sans coup férir, les vocalises de « Sempre Libera » avec un naturel et une agilité époustouflante ; souveraine, elle mobilise avec la même beauté les registres dramatique et lyrique aux actes II et III ; enfin, son « Addio del passato » confirme sa perfection technique et la noblesse de son timbre aux infinies nuances. Sa grâce, son jeu scénique et son charisme sont éblouissants : la soprano aborde avec une densité incroyable chaque état émotionnel du personnage. Jetée à corps perdu dans le bonheur, désabusée, lucide, sacrificielle, désemparée : la Violetta d’Amina Edris est un nuancier de l’âme humaine. Brava !
Le succès de cette prise de rôle n’est certainement pas étranger à la réussite d’une autre première, celle de Chloé Lechat en metteuse en scène, assistée par Raphaëlle Blin. Le fil rouge retenu est passionnant car il propose une réelle vision de l’œuvre : il s’agit en effet de montrer comment la domination patriarcale et l’exploitation capitaliste des femmes agissent dans cette œuvre comme le moteur de l’intrigue, machine infernale et fatalité implacable. Tandis que l’action est transposée dans une cadre temporel moderne pour renforcer l’effet d’identification, l’acte I s’ouvrant dans la villa de l’héroïne à Ibiza, l’acte II est déplacé dans un sanatorium, symbole du contrôle des corps des dominés, sans que cela n’aille contre le livret. Deux personnages, incarnés par des comédiennes font leur apparition : Jacqueline Germont en mère impitoyable qui mène d’une main de fer la famille et Virginia Germont, la sœur d’Alfredo, objet impuissant des tractations du père – même si les apparitions parlées de cette dernière ne sont pas toujours très convaincantes, notamment au début de l’opéra. Déployant toutes les facettes de l’expérience féminine, cette mise en scène montre assurément que Violetta n’est pas née femme, elle l’est devenue.
© Steve Barek
Les décors d’Emmanuelle Favre se font succéder de très beaux tableaux : la villa d’Ibiza est luxueuse et élégante ; le sanatorium, tout en symétrie, est tout ce qu’il faut d’aseptisé et de glauque, tandis que la chambre, qui accueille à la fois une bibliothèque de chaussures à talons et un lit quasiment en forme de pierre tombale, est très maîtrisée. Seul le décor de la fête finale de l’acte II est un peu pauvre et décevant. Le jeu des acteurs et des danseurs pensé par la dramaturge Judith Chaine et le chorégraphe Jean Hostache est également finement mené, tandis que les lumières de Dominique Bruguière créent de splendides atmosphères. Enfin, les costumes d’Arianna Fantin sont eux aussi une franche réussite, du magnifique manteau d’or de Violetta à l’acte I aux uniformes stylés du sanatorium.
Le plateau vocal se distingue par sa belle maîtrise. L’Alfredo de Nico Darmanin est ce qu’il faut de charmeur puis désespéré tandis qu’il pare le rôle de ses beaux aigus, bien tenus par un vibrato efficacement calibré. Son « De’ miei bollenti spiriti » ressort particulièrement émouvant. Sergio Vitale est un Giorgio Germont magistral, de par sa stature, sa présence scénique et la profondeur de sa voix alors qu’il remplace au pied levé Francesco Landolfi, donné souffrant. La Flora de Yete Queiroz est aussi énergique et débordante de joie de vivre qu’est touchante l’Anina de Séraphine Cotrez. Le reste des seconds rôles est bien distribué, Matthieu Justine incarne un Gaston décadent, tandis que Francesco Salvadori se montre convaincant en baron Douphol. Frédéric Goncalves campe un marquis d’Obigny tout en puissance et Guy Bonfiglio livre un très honorable docteur Grenvil. Jacqueline Cornille a toute l’austérité de Jacqueline Germont, contrepoint idéal de la légèreté, non dénuée de gravité tragique, de Noémie Develay-Ressiguiern en Virginia.
© Steve Barek
Au pupitre, Robert Tuohy propose une version de l’œuvre pleine de contrastes, laissant suffisamment de respiration aux chanteuses et chanteurs pour faire naître le drame, sans jamais perdre en densité et en intensité. L’orchestre de l’Opéra de Limoges se prête avec agilité et sensibilité aux moindres nuances imprimées par le chef. Le chœur de l’opéra de Limoges, dirigé par Edward Ananian-Cooper, s’il est parfois un peu trop fort compte tenu de ce que seuls trente-huit musiciens remplissent la fosse, est aussi enthousiaste que précis, et se prête aisément aux chorégraphies de la mise en scène, non sans une certaine dose d’humour bienvenue et maîtrisée.