La voix de Traviata, dont on dit souvent qu’elle est triple -colorature, lyrique, dramatique – ne doit-elle pas être avant tout contuse ? Ne faut-il pas pour traduire la passion de la courtisane, un chant meurtri dans sa chair, que ce soit par l’épreuve du temps ou par l’envergure d’un rôle qu’aucun soprano ne saurait satisfaire. Dans cet opéra qui repose à peu près sur les seules épaules de l’héroïne, faiblesse peut devenir force. Pour beaucoup, il vaut mieux Callas déjà chancelante à Londres en 1958 que triomphante à Milan trois ans plus tôt. Dans un autre ordre d’interprétation, Natalie Dessay, crucifiée par une partition hors de sa portée, a ses défenseurs. L’Opéra de Monte-Carlo prolonge le débat avec une nouvelle production du chef-d’œuvre de Verdi qui voit alterner en Violetta Sonya Yoncheva et Desirée Rancatore.
La première, à l’orée d’une carrière que l’on promet brillante, endosse les affres de la demi-mondaine avec une santé vocale enthousiasmante. Le grave n’est pas encore pleinement acquis, le contre Mi bémol n’a plus l’insolence de la prime jeunesse et la dimension belcantiste du rôle pourrait être plus approfondie avec de véritables notes piquées, des trilles plus marqués et tous les traits qu’une soprano formé à l’école du premier ottocento n’aurait pas manqué de dispenser. Mais quelle insolence dans l’aigu, quelle intensité, quel tsunami de sons auquel rien ne saurait résister. Rarement « Amami, Alfredo » n’aura paru aussi ardent. Le finale du deuxième acte chez Flora la montre également souveraine, dominant le concertato d’une voix uniformément somptueuse. Il s’agit assurément d’une des plus grandes Traviata de demain, qui gagnera encore en force d’expression lorsqu’elle aura intégré au plus profond d’elle-même les fêlures du rôle.
Sans disposer naturellement d’autant de ressources, Desiree Rancatore, le lendemain, vient pourtant remettre en cause cette interprétation magistrale Authentique colorature montée en graine, la voix ne peut rivaliser avec celle de sa consœur en termes d’ampleur et de rondeur, bien que paradoxalement le grave semble plus naturel. La technique, acquise à grands coups d’Olympia, autorise davantage de précision dans les passages virtuoses – le premier acte évidemment mais aussi un « Addio del passato » sur le souffle dans la meilleure tradition. Evidemment, le lyrisme du deuxième acte n’apporte pas le même lot de satisfaction. Mais au-delà de toute considération vocale, Rancatore utilise ses propres failles pour composer un personnage dont l’exactitude va droit au cœur, quand Yoncheva ne réussit pas encore à se départir d’une certaine convention. Voilà donc le « quelque chose en plus » souligné à juste titre par Sylvain Fort dans le portrait qu’il a tracé de la soprano sicilienne à l’occasion de cette prise de rôle.
Les deux Germont, père et fils, posent moins de questions. Pour autant, ténors et barytons ne jouent pas à jeu égal d’une distribution à l’autre. Là, un Alfredo nasal (Antonio Gandia) mais qui a de la vaillance à revendre, même si fâché avec la mesure, il n’ose pas dans la cabalette de cette dernière représentation monégasque, le contre-ut qu’il avait parait-il offert au public les autres fois. Ici, un autre Alfredo (Jean-Francois Borras) moins percutant mais doté d’une science du legato qui fait des « un dì, felice, eterea » et « lunge de lei » à marquer d’une pierre blanche. Là, un Giorgio (Luca Salsi) qui fonctionne par intermittence, tantôt noble d’accent, tantôt curieusement engorgé. Ici un autre Giorgio (Stefano Antonucci) à la voix blanche, qui compense par un renfort d’intention ses défaillances et, fatigue ou non, frôle l’incident dans le « Copriam d’obblio il passato » que, pour une fois, on a eu la bonne idée de ne pas couper.
Les seconds rôles, d’excellente tenue (enfin un docte Grenvil – René Schirrer -, une digne Annina – Loriana Castellano -, une Flora – Liliana Mattei – qui ne chante pas comme une rombière !) mais aussi des chœurs au diapason et un orchestre qui suit comme un seul homme son chef, Marco Armiliato, sont autant de vecteurs influant sur l’impression de grande qualité qui se dégage du spectacle. Tout juste s’interroge-t-on sur le tempo rapide choisi pour le prélude du troisième acte, dans une direction qui ne souffre sinon d’aucun manquement aux impératifs du drame.
La mise en scène de Jean-Louis Grinda ne s’embarrasse pas de voies détournées. Ni changement d’époque, ni Violetta sidaïque, ni Germont incestueux. L’opéra de Verdi est ici envisagé au plus près du livret dans sa dimension sociale. La courtisane, coupable d’avoir transgressé les codes de la société, est donnée en pâture au bourgeois. C’est donc à une mise à mort en bonne et due forme qu’il nous est demandé d’assister, dès le prologue joué rideau levé, qui voit Violetta contrainte d’enfiler une robe fuchsia, avant de se jeter au centre d’un décor en forme d’hémicycle, tel le taureau dans l’arène. Le chœur revient au dernier acte boucler la boucle en applaudissant (silencieusement) son dernier soupir. La scène des matadors se fait métaphore de ce parti pris. Le regard que la ballerine (Laure Daugé) humiliée par les banderilleros échange avec Violetta lorsqu’elles se croisent dans l’escalier qui mène au salon de Flora est lourd de sens. Ce sont de tels instantanés qui exhaussent cette production d’un esthétisme suffocant, que l’on pourra revoir dans les mois à venir à Saint-Etienne et à Gênes.