La première annulée parce que les intermittents occupaient la scène de l’Opéra-Comédie, la deuxième a eu lieu après la lecture par un de leurs délégués du texte résumant leur position et le témoignage de solidarité d’un musicien permanent. Que dire ? Pour parler d’un spectacle dont la conception repose sur les associations plus que sur l’analyse, on serait tenté de commencer par Noir c’est noir ! C’est en effet la couleur dominante, mise en valeur par les éclairages de John Torrès, au point qu’on se prend à se demander si c’est un hommage au peintre Soulages dont on vient d’inaugurer le musée qui lui est dédié. Mais puisque ce spectacle est une reprise d’une production de 2010, la question n’est pas de mise, plutôt celle de savoir si en programmant cette Traviata, Jean-Paul Scarpitta savait qu’elle marquerait la fin de sa résidence à l’opéra de Montpellier. Quoi qu’il en soit, on peut s’en féliciter car cette production est emblématique de sa conception de la mise en scène. Sa Violetta a des mimiques, des attitudes et des déplacements de ballerine et sa prédilection pour ces artistes est connue. Mais cela constitue pour l’interprète un carcan nuisible au personnage, puisque c’est sa sincérité qui rend Violetta émouvante. Ici, les références esthétiques constituent un filtre qui met l’émotion à distance. Ce qu’on voit est très beau mais n’a aucune vie théâtrale, en tout cas pas la vie théâtrale de cet opéra. Au-delà de la suppression des scènes de fête, au premier et au deuxième acte, le cantonnement systématique du chœur en fond de scène trahit probablement le défaut de maîtrise des mouvements de foule. La désinvolture avec laquelle Jean-Paul Scarpitta traite les données de l’œuvre déçoit. Sans doute n’est-il pas le seul à se permettre d’éliminer ce qui n’entre pas en phase avec sa conception. Mais est-ce une preuve de créativité ou le choix de la facilité ? Pour belles à regarder que soient les apparitions du personnage qui, telle une willi, annonce à Violetta la mort toujours plus proche, elles relèvent d’un discours sur l’œuvre, elles ne partent pas du discours de l’œuvre, c’est-à-dire de la musique. Alors, que l’ensemble du spectacle baigne dans le chic le plus indiscutable, (à l’exception des Germont père et fils, que Jean-Paul Scarpitta semble avoir habillés avec les fonds de sa garde-robe), qu’il évoque Richard Avedon et Elsa Schiaparelli et que les fauteuils de campagne semblent n’attendre que Marisa Berenson, toutes ces références renseignent sur les goûts de Jean-Paul Scarpitta mais ne disent rien de l’œuvre. Elles constituent tout au plus un autoportrait. C’est peut-être ce qu’on appelle un style. Mais à la longue elles tracent des ornières.
© Opéra de Montpellier
La distribution devait être un laboratoire de jeunes chanteurs. Seul le nom des deux Violetta était indiqué, toutes deux originaires d’Afrique noire, de quoi rêver à la « négresse phtisique » chantée par Baudelaire. La première, Omo Bello, que Jean-Paul Scarpitta portait aux nues depuis dix-huit mois, est déclarée malade et doit renoncer. Elle chantera pourtant comme prévu au Théâtre des Champs Elysées le 10 juin. La deuxième, Kelebogile Pearl Besong, désormais en charge de toutes les représentations, a déjà sept ans de carrière et une présence physique qui évoque la ligne et la prestance de Naomi Campbell. Elle s’acquitte avec grâce de l’emploi théâtral, et sans indignité de l’emploi vocal même si la virtuosité du premier acte et la justesse d’intonation révèlent des limites et si le vibrato tend au tremolo dans la confrontation avec Giorgio Germont. Andrzej Lampert ne démérite pas, en Alfredo juvénile, voire enfantin, qui ne mûrit que trop tard ; il évite avec goût tout débordement vériste et son timbre rappelle par instant le jeune Pavarotti. Dommage qu’il enfle la voix çà et là sans nécessité musicale, mais peut-être par souci de mieux maîtriser l’émission, car l’étendue est bien celle requise. Germont père échoit à Enrico Marrucci ; à quarante-six ans peut-on le considérer comme une révélation ? Il n’impressionne ni physiquement ni vocalement, et ses mains dans les poches quand il rencontre Violetta laissent perplexe : obéit-il aux consignes de la mise en scène, ou cette attitude lui semble-t-elle appropriée à la circonstance ? Par bonheur, les autres interprètes méritent un satisfecit global et indistinct ; il est vrai qu’aucun, loin s’en faut, n’est débutant. Certains sont issus des chœurs maison, dont la prestation est irréprochable. Pour l’occasion des intermittents les ont renforcés, tout comme l’orchestre. Est-ce un de ces musiciens d’appoint, qui a détoné si fort à deux reprises dans les cuivres ? On le remarque d’autant que la prestation de la fosse est d’une qualité remarquable, en particulier au troisième acte, où les violons donnent à leur plainte l’étirement déchirant et l’élévation que Verdi a génialement trouvés. Appelé tardivement Giuseppe Grazioli obtient assez vite l’équilibre sonore entre fosse et plateau ; certes, un rythme de tango semble saugrenu, puisque Verdi a pris soin de n’utiliser que ceux en vogue à Paris vers 1850, et quelques éclats inquiètent, mais ils restent de simples ponctuations. Pourquoi alors n’est-on pas pris par le drame ? Probablement parce que, en l’absence d’interprètes majeurs, la proposition du metteur en scène capte l’attention sans convaincre de sa pertinence. Sa Violetta morte debout couronne d’emphase une conception qui célèbre son auteur plus que l’œuvre elle-même. Symptomatique ?