Plus proche d’une mise en espace imaginative que d’une mise en scène réaliste ou fantasmée, cette nouvelle production de La Traviata dans une double distribution pour les premiers rôles, a le rare mérite de laisser toute sa place à la musique et au chant. Amore e morte, tel était à l’origine le titre choisi par Verdi. Et, c’est entre ces deux pôles que Claire Servais a placé l’axe visuel de sa création. Guidée par la symétrie entre l’adagio mélancolique de l’ouverture et l’andante poignant qui introduit le dénouement, la metteuse en scène wallonne trace une trajectoire en forme de pont suspendu dont les piliers seraient la tombe de Violetta ; l’opéra commence et finit sur une même image : celle d’un Alfredo prostré, lové dans sa douleur.
Pour évoquer le parcours de cette femme légère, découvrant in extremis l’amour passion, victime consentante d’un sacrifice stupide, Claire Servais et ses co-équipières, Maggy Jacot et Danièle Barraud, ont voulu créer « une forme d’épure dense » baignant dans l’atmosphère prégnante d’un univers mental. Ouvert et modulaire, l’espace scénique autorise la fluidité requise par cette musique qui se déploie dans l’urgence. Aucun temps mort, aucune nuisance sonore ne résulte de la manipulation des décors. Pour tout mobilier : des lustres et un plateau ovale escamotables, une seule chaise. Un jeu d’écrans et de panneaux accrochés aux cintres permet de projeter de beaux ciels peints, d’amarrer ponctuellement une vision induite par un état d’âme ou de jouer d’effets de transparence pour laisser deviner l’arrivée de personnages sur le point d’intervenir. Les éclairages d’Olivier Wéry se chargent de faire vivre ces lieux dépouillés où le tombeau de Violetta demeure omniprésent. Les costumes reflètent l’époque de la création de l’œuvre. Ceux des hommes riches fréquentant les lieux de plaisir sont chics et raffinés, ceux des demi-mondaines sexy sans provocation. Quant aux élégantes tenues de Violetta, elles se superposent au suaire haute couture qui l’attend en filigrane. Notons plusieurs jolies images fugitives, comme celle de Violetta marchant sur un fil dans les nuages pendant l’air d’Alfredo au début du deuxième acte.
Sous la baguette du nouveau directeur musical de l’orchestre Luciano Acocella, tous les pupitres — violons et violoncelles en particulier — sont attentifs à ciseler les nuances de cette partition contrastée, tantôt faussement joyeuse, tantôt intensément dramatique. Sans gesticulations parasites imposées par une mise en scène dominatrice, le Chœur de l’Opéra de Rouen, avec le renfort du Chœur Accentus, se révèle efficace, rigoureux et bien chantant.
Parmi les solistes, on remarque Guillaume Paire (le baron Duphol) et l’on apprécie le chant du baryton belge Marcel Vanaud (Giorgio Germont). La voix est un peu fatiguée, mais la conduite de la ligne est celle d’un interprète qui connaît son Verdi sur le bout des doigts. Il sera chaleureusement applaudi en cours de représentation comme au moment des saluts. Trois talentueux jeunes chanteurs en résidence à Rouen, Albane Carrère (Flora), Élodie Kimmel (Annina) et le ténor Patrick Kabongo (Gastone), complètent la distribution.
Reste à parler des deux couples incarnant Violetta et Alfredo. Si la deuxième distribution l’emporte, aucun des quatre interprètes n’atteint les sommets de chant où les plus grands se sont illustrés.
En effet, dans cette prise de rôle risquée, Nathalie Manfrino dont la technique semble insuffisante et la voix limitée, peine à s’imposer vraiment dans le premier acte en dépit de ses récents progrès (voir recension de Faust par Maurice Salles en novembre 2011). Cependant, à mesure que le personnage évolue vers la tragédie, la chanteuse gagne du terrain et son vibrato devient même un atout. Elle nous touche infiniment dans l’air « Dite alla giovine… » ; elle nous charme dans « Addio, del passato bei sogni ridenti…», avant que son dernier duo avec Alfredo, d’une sensualité troublante, nous émeuve aux larmes tandis qu’elle s’écroule sur un poignant « Oh gioia ! ».
Assez en retrait sur le plan dramatique dans les actes précédents, le séduisant ténor madrilène, Enrique Ferrer à l’excellente diction mais un peu court de moyens, parvient alors enfin à nous donner le meilleur de lui-même, à l’unisson de sa partenaire.
La deuxième distribution propose un Alfredo nettement plus convaincant sur la durée, le fougueux ténor italien, Alessandro Liberatore : diction claire, voix projetée, aigu facile, interprétation enflammée sinon brûlante.
Quant à la soprano peu connue, Fabienne Conrad qui débute à Rouen dans cette Traviata, c’est une découverte. Formée à Madrid, elle est rompue à l’oratorio sous la direction d’excellents chefs. Son assurance, sa technique vocale solide, son élégance, sa séduction, son timbre agréable, son intelligence du texte… annoncent une interprète prometteuse pour les grandes héroïnes d’opéra. Si la chanteuse possède d’ores et déjà toutes les notes de Violetta et ne trébuche sur aucune des nombreuses difficultés du rôle, il lui faudrait être aussi capable de briser le cœur des spectateurs. Une faculté rare, difficile à acquérir, si ce n’est à l’école de la vie. Dans le cas présent, pour une grande Violetta, il eut fallu que les deux chanteuses puissent se fondre en une seule.
Version recommandée
La Traviata (Intégrale) | Giuseppe Verdi par Maria Callas