Impossible d’envisager le meilleur de l’opéra italien – ce festival proposé par le Teatro Regio à l’occasion de l’exposition universelle de Milan – sans La Traviata. Dans une reprise par Laurie Feldman de la mise en scène de Laurent Pelly, Désirée Rancatore triomphe une nouvelle fois d’un rôle qui n’est pas forcément inscrit dans ses gènes vocaux. Sa Violetta atypique confirme qu’il n’y a pas de vérité absolue pour un personnage dont la typologie vocale évolue d’un acte à l’autre. Née colorature, la soprano italienne doit gérer la nature légère de sa voix pour accomplir son chemin de croix. Paradoxalement, le premier acte, bien qu’assumé dans sa virtuosité, contre mi bémol final inclus, n’est pas celui où on la sent la plus à l’aise. Au deuxième acte, le chant bute sur le lyrisme de certaines phrases — « Morrò… la mia memoria » insuffisamment affirmé, « Amami Alfredo » pris en défaut d’ampleur – mais l’intensité de l’expression fait ensuite voler en éclats nos quelques certitudes. La vérité dramatique de cette Violetta tient dans sa fragilité assumée, rendant vain tout raisonnement, d’autant que le chant ne se disperse pas en effets véristes mais reste au contraire concentré sur une technique qui use de figures de style bienvenues, la messa di voce dans « Addio del passato » par exemple.
Si la Violetta de Désire Rancatore captive, c’est aussi parce qu’elle est entourée de partenaires sachant mettre en valeur sa vulnérabilité. Ainsi. Luca Salsi habille son Germont d’une intransigeance complétée par de multiples intentions conformément au texte, tour à tour doucereux et péremptoire. A ce stade d’une carrière qui commence à franchir les frontières de l’Italie, rien ne saurait résister à l’héroïsme de son baryton, surtout pas « Di Provenza il mar » idéalement phrasé et enfin tiré de son lancinant ronronnement. D’Alfredo, Piero Pretti possède à la fois l’ardeur et la tendresse. Comme en septembre dernier à l’issue du Stabat Mater de Rossini à Paris, on se demande pourquoi la carrière de ce ténor reste cantonnée au sud des Alpes. Beauté latine du timbre, égalité de la voix sur une longueur confortable, émission naturelle, projection aisée, assez de vaillance pour oser le contre-ut dans sa cabalette (un peu à côté de la plaque), le tout assorti d’un physique avenant : que demander de plus ?
Dépourvu du second degré nécessaire à ses mises en scène – souvenons-nous de Platée et d’Offenbach –, le drame verdien trouve Laurent Pelly à court d’inspiration. Construit à partir de blocs, dispersés sur scène comme autant de catafalques au cimetière de Montmartre (où est enterrée à côté de Jean-Claude Brialy Marie Duplessis, le modèle de Violetta), le décor évoque de manière on ne peut plus abstraite les différents lieux de l’action. Le travail sur le mouvement rachète ce que le parti pris peut avoir de contraignant. Sans obstacles majeurs pour décoller, la soirée portée par la direction éloquente de Francesco Ivan Ciampa, à la tête de forces turinoises motivées, prend son envol. « Brava ! », « bravo ! », « bravi ! » s’enchaînent sans laisser le temps à l’émotion de retomber. Au mépris de la partition, Violetta meurt seule sur scène. La clameur qui accueille son dernier soupir n’est-elle pas la preuve que La traviata, ainsi interprétée, est le meilleur des opéras, italiens ou pas ?