Nécessaires et même souhaitables pour la survie du théâtre lyrique, les coproductions ne sont pourtant pas sans danger, dans la mesure où, conçues initialement pour les caractéristiques d’une scène donnée, elles peuvent souffrir d’être transplantées dans des espaces différents. Est-ce pour cela que cette Vie Parisienne nous paraît plus étriquée qu’à Toulon en décembre 2013 ? Au premier acte, dans l’ampleur du plateau marseillais les limites de la conception scénique se révèlent : l’animation de la gare est quasiment dépourvue de voyageurs. La présence répétitive de personnages perçus comme des laissés pour compte ou des marginaux est-elle un indice de l’intention de Nadine Duffaut de souligner l’envers du décor du capitalisme triomphant ? Et est-elle à l’origine du choix de la version originale, qui offre à son féminisme l’alliance de la femme exploitée (Métella) et de la femme bafouée (la baronne) tandis que la tante de Bobinet est présentée en précurseur des « cougars » et des « chiennes de garde » ? Quoi qu’il en soit, à revoir les décors d’Emmanuelle Favre, leur côté pratique qui permet d’enchaîner les tableaux sans hiatus séduit toujours mais on remarque davantage combien ils évoquent faiblement les lieux emblématiques de la vie parisienne – à la veille de l’exposition universelle de 1867 – qu’ils sont chargés de représenter, d’une gare à peine suggérée à un Café Anglais sans la moindre personnalité. Restent les costumes de Gérard Audier, plus proches de 1900 que du second Empire, mais aussi riches et pleins de fantaisie que dans notre souvenir. Le réglage des éclairages de Philippe Grosperrin ne nous a pas semblé impeccable au premier acte, où un des solistes devait chercher la lumière sans la trouver toujours.
La typologie vocale a fluctué, depuis la création où la plupart des interprètes n’étaient pas des chanteurs professionnels. Si ce fut encore le cas pour les représentations du Théâtre du Palais Royal en 1958, désormais tous les interprètes sont familiers des scènes lyriques, depuis peu ou depuis longtemps. Le Brésilien de Bernard Imbert semble cueilli à froid dans son air d’entrée, insuffisamment projeté, et s’il se rachète au dernier acte, c’est sans doute un peu tard ! Dans les rôles des serviteurs, moins exposés, on croit sentir que certains sont à la peine mais c’est moins ostensible. Patrick Delcour et Antoine Garcin sont plus sonores que Jacques Lemaire et Bernard Maltère mais ces derniers ont une diction ciselée. Dominique Desmons campe un savoureux bottier amoureux de son métier et de la gantière avant d’être un major plus vrai que nature dans son autosatisfaction. Le couple de noceurs Bobinet et Gardefeu trouve en Christophe Gay et Armando Noguera des interprètes convaincants, théâtralement et vocalement, même si le deuxième est affecté d’un accent qui altère, pour nous, son français parlé. Olivier Grand reprend le rôle du baron de Gondremarck, avec la générosité physique et vocale qui lui appartiennent. Anne-Marguerite Werster et Jeanne-Marie Lévy prêtent à leurs personnages d’aristocrates partagées entre souci de respectabilité – l’évacuation de l’hôtel de Quimper-Karadec – assauts de concupiscence et colère vengeresse tout le relief et la drôlerie souhaitables. Pauline, la camériste délurée, a les dehors attirants de Ludivine Gombert, dont la voix souple et bien posée justifie les échos flatteurs qui l’entourent. La baronne de Gondremarck, que sa beauté et sa curiosité éclectique exposent à bien des dangers, a la séduction physique et vocale de Laurence Janot, irrésistible dès son entrée avec son faux air de Claude Gensac et qui rend crédible la toquade immédiate dont se prend Gardefeu. Sa rivale au grand cœur, Métella, reçoit de Marie-Ange Todorovitch l’abattage et le charme qui justifient les assiduités dont elle fait l’objet et les conquêtes qu’elle enchaîne. Manifestement en grande forme vocale, l’interprète sait contrôler son tempérament et réussit par sa musicalité à faire croire à la sensibilité et à la profondeur de cette horizontale. Clémence Barrabé, enfin, prête à la gantière rebutée par le bottier mais conquise par le Brésilien une voix déliée, agile, assez longue, aux aigus brillants sinon éclatants.
Des choristes ont complété la distribution, fort bien, dans les rôles de Clara, Louise et Léonie, mais le chœur ne nous a pas convaincu dans la scène initiale, car la cohésion nous a semblé approximative. En supplément au programme, la compagnie de danse de Julien Lestel vient clore le spectacle par un cancan. Si nous n’approuvons pas cet ajout à une œuvre qui n’en a pas besoin, signalons la qualité des danseurs et celles des solistes, Adonis Kosmadakis et Erica Bailey. Dans la fosse Dominique Trottein dirige d’une main sûre et légère, même si parfois un rien trop rapide pour mettre à l’aise les chanteurs, un orchestre qui s’applique à éviter les effets de « flonflon » et préserve ainsi une partition émouvante dans l’amour qu’elle confirme, à travers la citation de Don Giovanni, d’Offenbach pour l’art musical. Ce bonheur transmis par les sons mais de nature spirituelle a du mal à survivre à l’emballement rythmé du cancan, qui n’ajoute rien à la beauté de l’œuvre, et semble même, dans sa reprise multipliée pour satisfaire l’attente du public, la noyer sous le fracas des vagues d’applaudissements rythmés. A la création de La vie parisienne huit années s’étaient écoulées depuis l’attentat d’Orsini et ses douze morts. Il y eut ensuite trois guerres, la dernière où Paris fut occupé durablement. L’œuvre semblait devoir résister à tout. En ce 5 janvier, nous sommes à un an de la tuerie de Charlie et à moins de deux mois des massacres du 13 novembre. Ce cancan bruyant n’étouffe-t-il pas ce que dit l’œuvre au-delà de ce qu’elle semble dire ? Ce n’est pas par les paroles lestes, les corps dévoilés ou les attitudes provocantes que s’exprime l’esprit de la France. C’est par une œuvre, qui deux ans après la liberté d’association accordée au travailleurs et l’abandon de la censure sur les théâtres, faisait de Paris un pôle de liberté individuelle. Au-delà de la propagande pour un régime, c’est un idéal d’artiste qui s’exprime. Ce serait bien, à l’avenir, de ne pas le dénaturer en le réduisant aux « petites femmes de Paris ».