La voici donc cette Vie Parisienne dont auraient rêvé Offenbach et ses librettistes Meilhac et Halévy, avant que la censure et les limites de la troupe du Théâtre du Palais Royal ne les obligent à adapter leur œuvre pour la création en 1866. Le Palazetto Bru Zane fait ainsi comme à son habitude œuvre de redécouverte dans le répertoire français en retournant aux sources pour livrer une Vie Parisienne en partie inédite. La principale nouveauté annoncée est la reconstitution d’un tout nouvel acte IV (avec des pièces orchestrées pour l’occasion) et le remaniement de l’acte V. Ce n’est pas tout, quelques morceaux supplémentaires font également leur apparition dans les trois premiers actes : on citera en particulier un air irrésistible à base de bouillabaisse et de choucroute (chanté en français et en allemand) à l’acte II, ou un trio militaro-diplomatique loufoque à l’acte III.
Que dire de cet acte IV recréé ? Qu’il ne résout pas réellement la baisse de régime au niveau dramatique, qui a entrainé sa disparition pure et simple dans certaines éditions, et qu’il contient davantage de théâtre que de chant : Ingrid Perruche (Madame de Quimper-Karadec) et Caroline Meng (Madame de Folle-Verdure) s’en donnent d’ailleurs à cœur joie en dames du monde qui n’écartent pas l’idée de s’encanailler, quitte à appuyer l’hystérie de ces personnages. Les ajouts à l’acte V sont plus limités et plus cocasses avec en particulier des pastiches de Don Giovanni ou de la Belle Hélène.
Mais l’essentiel est que cette nouvelle mouture préserve tout l’humour parfois teinté de mélancolie et l’élan irrésistible qui font de La Vie Parisienne une fête : on retrouve ainsi avec un bonheur inentamé des veuves de colonel un peu légères, des habits qui craquent dans le dos, des brésiliens en goguette… et le public de cette première à Rouen leur fait une ovation méritée.
Christian Lacroix qui signe également le décor (et évidement les costumes !), réussit un sans-faute pour sa première mise en scène. Comme il l’explique dans ses notes d’intention, il n’est pas ici question de relecture contemporaine ou engagée de l’œuvre. Tout au plus note-t-on une référence au cirque que l’on retrouve essentiellement dans les costumes et le maquillage blanc, qui rend les visages très expressifs. Mais ce qui marque le plus, c’est l’attention constante à la direction d’acteurs, individuellement ou en groupe, ça bouge, ça danse, ça vit, on ne s’ennuie pas un instant ! Les danseurs participent à cette effervescence, insufflant leur énergie sur scène, dans des styles variés, allant du krump au French cancan, mais toujours en accord avec la musique ou le texte, et surtout avec humour : il faut voir ces grands gaillards travestis défiler au son de l’hymne à l’élégance parisienne « Sa robe fait frou frou frou frou, Ses petits pieds font toc toc toc » !
Ensemble © Guillaume Benoit – Opéra de Rouen
Le dispositif scénique est composé d’un décor unique fait de structures métalliques et d’un ascenseur rouge. Il suffit pourtant de quelques toiles peintes, d’accessoires, de meubles hétéroclites et d’éclairages travaillés pour nous transporter dans la gare des chemins de fer de l’Ouest, à l’hôtel particulier de Raoul de Gardefeu puis dans le grand salon de l’hôtel Quimper-Karadek. Les changements de décors, à vue et chorégraphiés, participent d’ailleurs à la belle fluidité du spectacle.
On retrouve évidemment la patte du créateur dans des tenues hautes en couleur, dont l’inspiration va du second empire au contemporain.
La distribution réunie pour cette matinée est d’une belle cohérence et conjugue les qualités indispensables pour briller dans ce répertoire : une solide technique vocale alliée à une grande aisance scénique.
Dommage dans ce cadre qu’Elena Galitskaya (Pauline) soit annoncée souffrante. De fait, la jeune soprano fait de son mieux pour sauver la représentation mais ne peut rien faire contre une voix qui se dérobe.
Aude Extremo, Métella grande dame, profite de son rondeau au dernier acte pour faire miroiter les galbes de son timbre, quand la lecture de la lettre du Baron de Frascata au premier acte, plutôt détachée et ironique, aurait gagné à notre goût à être davantage enjôleuse. Florie Valiquette a le piquant, l’agilité et les suraigus idoines pour la gantière Gabrielle, qui deviendra veuve d’un colonel avant de finir comme maitresse du Brésilien. Tout au plus regrettera-t-on que le texte se perde parfois dans le registre aigu. A ce titre, aussi bien les solistes que le Chœur Accentus / Opéra de Rouen Normandie partagent une même intelligibilité du français qui rend les sous-titres superflus.
Si Éric Huchet est comme un poisson dans l’eau en bottier Fritz, dont il possède toute la vis comica, on le sent moins à l’aise vocalement dans le célébrissime air du Brésilien : la rapidité de la scansion lui fait perdre de la projection et l’on note des décalages avec l’orchestre, qui, implacable, continue sans lui.
Florie Valiquette (Gabrielle) et Eric Huchet (Fritz) © Guillaume Benoit – Opéra de Rouen
Les deux compères Gardefeu et Bobinet trouvent en Flannan Obé et Marc Mauillon des interprètes pleins de verve. Du premier, on connait, par ses nombreuses participations aux productions des Brigands, le potentiel comique et l’aisance scénique. Il confirme ici avec son Raoul de Gardefeu aux expressions corporelle et faciale dignes d’un Tex Avery. Vocalement il tient vaillamment sa partie, contournant habilement quelques difficultés lorque la tessiture se fait un peu tendue. Marc Mauillon est plus sonore mais ne cède en rien à son compagnon en matière de présence théâtrale : on comprend que Métella ait fait de ces deux-là son quatre-heures.
Franck Leguerinel et Marion Grange sont de parfaits époux Gondremarck, tout en fatuité un peu ridicule chez lui (inarrêtable une fois que la voix est chauffée) et en discrétion qui cache sa détermination chez elle.
Il ne faudrait pas oublier les domestiques (Philippe Estèphe, Carl Ghazarossian, Louise Pingeot et Marie Kalinine) conjuguant abattage scénique et performances vocales impeccables, sans qui la fête ne serait pas complète.
Tous sont portés par le dynamisme imprimé par Romain Dumas à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie : les flûtes crépitent, les cordes dansent. Pourtant cet allant n’est pas totalement exempt de raideur et l’on rêverait parfois de davantage de moelleux et d’abandon. Gageons que ceux-ci gagneront au fur et à mesure des représentations.
Car c’est la très bonne nouvelle, cette production va voyager en France : à Tours d’abord puis au Théâtre des Champs Elysées pour les fêtes de fin d’année.