La représentation commence, en lever de rideau, par un cycle de mélodies pour baryton et orchestre de Ralph Vaughan Williams sur des poèmes de Robert Louis Stevenson, Songs of Travel (1904). Remarquablement interprété par Patrice Verdelet, devant des projections mêlant vues fixes, vues animées et fragments des textes en français et en anglais, cette métaphore de la vie sur le thème du voyage s’adosse à une symphonie visuelle qui arrive tout juste à ne pas trop déborder sur la musique et les poèmes, dont l’émotion à fleur de peau reste omniprésente. Tout au plus regrettera-t-on un orchestre un peu trop fort. Sans hiatus, le spectacle passe presque naturellement des mélodies au drame lui-même, dans cette pièce courte et ramassée (45 minutes) que le compositeur n’a pas voulu rallonger.
C’est donc un sombre drame, mais pas seulement celui des travailleurs de la mer ou celui des femmes en noir qui, groupées sur un promontoire, guettent sans fin le retour des marins : autour d’une famille de pêcheurs, l’âpreté des éléments est à la mesure de l’âpreté des intérêts qui, même en ces lieux grandioses et terrifiants, emportent les destins. Sur une île au large de la côte ouest de l’Irlande, on vient de retrouver les vêtements d’un homme noyé en mer. Seraient-ils ceux de Michael, le fils de Maurya ? Son jeune frère Bartley, malgré les supplications de sa mère qui sait qu’elle ne le reverra plus, part à sa recherche sur sa jument rouge. Maurya le suit, et revient aussitôt, effrayée : elle a vu le fantôme de Michael. La mer, qui a déjà pris cinq hommes de la famille, va prendre le dernier, que l’on ramène sur une planche tandis que les femmes de pêcheurs se lamentent. Maurya est enfin délivrée : la mer lui a pris tout ce qu’elle avait, elle n’aura plus à s’inquiéter du vent ni de la marée, elle va enfin trouver le repos.
John Millington Synge, auteur du Baladin du monde occidental, s’est inspiré des drames côtiers, des naufrages et des noyades, mais aussi des légendes et superstitions irlandaises, et tous particulièrement de celles que l’on racontait le soir, à la veillée, dans les îles d’Aran où il séjourna durant cinq étés. C’est le même esprit qui animait Ralph Vaughan Williams lorsqu’il parcourait le pays pour recueillir mélodies traditionnelles et balades folkloriques. Son œuvre, qui fait parfois penser au vérisme italien (Cavaleria Rusticana), à Wagner et Mahler, et même à Gershwin (Porgy and Bess), a joué un rôle déterminant pour nombre de compositeurs anglais, de Sir Michael Tippet à Benjamin Britten.
Rien n’est plus difficile, pour les interprètes comme pour le metteur en scène, qu’une œuvre aussi courte : pour les uns, il faut que la voix et le jeu soit instantanément en place, pour l’autre, il faut créer immédiatement, en quelques secondes, une atmosphère, et faire en sorte que le jeu des acteurs accompagne avec perfection la montée du drame. Tous excellent dans cet exercice périlleux, d’autant que les interprètes sont tous aussi bons chanteurs que tragédiens, et sont en tous points parfaits. Le remarquable travail de Christian Gangneron a abouti à une grande mise en scène de théâtre et à une direction d’acteurs sans faille, démontrant une analyse fine et détaillée de l’œuvre. Car l’omniprésence de la mort est ici le vrai sujet : mais, comme l’écrit le metteur en scène, « la tragédie n’est pas ici liée à la faute, à la démesure d’un protagoniste : aucun défi, aucune transgression que la mort viendrait sanctionner. L’île est entourée par l’implacable, quotidiennement. » Le dispositif scénique, particulièrement original et efficace, les costumes et les éclairages, participent de cette réussite totale.
Seul petit bémol, qui montre bien l’éternelle présence maléfique : dans un des surtitres, on lit avec horreur « Tu ferais bien de laisser cette corde où elle est ! »… Or chacun sait qu’il est des mots qui, chez les marins comme au théâtre (n’oublions pas que nombre de machinistes, à l’origine, étaient d’anciens marins qui avaient apporté avec eux leurs superstitions), n’ont pas droit de cité : on parlera donc de cordages pour ne pas tenter le diable, ni risquer de devoir payer la tournée à toute la troupe…
L’orchestre et les chœurs sont à l’unisson et Jean-Luc Tingaud, que l’on n’a pas toujours connu au sommet avec son groupe OstinatO (douloureux souvenir de quelques médiocres productions à l’Opéra Comique), est par ailleurs l’invité d’importants théâtres lyriques et festivals internationaux, dont ceux de Wexford et de la Valle d’Itria à Martina Franca. Il paraît ici dans son élément et au mieux de sa forme. En parfaite union avec la mise en scène, suivant parfaitement le travail scénique, il arrive à une union parfaite de la fosse et du plateau, et participe totalement à la perfection dramatique de la représentation.
En résumé, une soirée à tous points de vue de très haute qualité, pour une grande œuvre classique.