C’est un grand plaisir de retrouver une nouvelle fois Patricia Petibon sur la scène de l’Opéra national du Rhin à Strasbourg. Il faut dire que la belle soprano a fait partager depuis ses débuts, à un public conquis par la tornade rousse au tempérament de feu, les émotions les plus variées, s’épanouissant au contact de William Christie notamment dans l’Enlèvement au sérail ou se révélant sous l’égide de Marthe Keller dans de mémorables Dialogues des carmélites (disponibles en DVD) en 1999, une expérience que ceux qui l’ont vécue ne sont pas près d’oublier (et pas davantage l’intéressée, qui parle de son lien très fort avec Poulenc commencé à Strasbourg dans cet entretien). Depuis, la voix s’est faite davantage charnue et la fougue apparemment assagie et intériorisée, même si le rayonnement et la flamboyance de l’actrice confirmée s’imposent d’emblée. Un contexte idéal pour revenir à Poulenc et affronter la magistrale et exigeante Voix humaine, à la suite de la merveilleuse Denise Duval, créatrice du rôle (on peut d’ailleurs découvrir des extraits des performances des interprètes les pus remarquables, dont Simone Signoret, Anna Magnani ou Tilda Swinton sur le site de l’Opéra).
© Klara Beck
Alors que l’on peut se procurer un enregistrement récent de l’œuvre par Véronique Gens, après avoir entendue cette dernière en récital à la Philharmonie, la production de l’Opéra national du Rhin se distingue par une mise en scène exigeante et inventive dotée d’un dispositif sophistiqué et complexe. La Petibon peut ici déployer toute l’étendue de ses amples talents, y compris de comédienne, seule en scène puis à l’écran. Dans le film qui suit l’opéra, elle est toutefois accompagnée d’un superbe chien, sur la musique d’une courte pièce symphonique de l’Islandaise Anna Thorvaldsdottir, Aeriality, dans un style à la fois aérien, voire surnaturel, tout en étant ancré dans la réalité. Si les deux œuvres n’ont rien en commun a priori, elles se répondent harmonieusement et leur union fait sens. Comme le dit la cheffe d’orchestre Ariane Matiakh dans le très intéressant programme qui accompagne le spectacle : « la musique procède par vagues successives, à l’instar de ces émotions que l’on sent monter puis décroître chez Poulenc ».
Le spectacle qui en découle, ambitieux et cohérent, commence par surprendre puis emporte l’adhésion. Le rideau s’ouvre sur un écran positionné très bas et l’on suit, en cinémascope, Patricia Petibon dans les rues de Strasbourg, puis jusque dans son appartement. C’est là qu’apparaît la scène, en format scope elle aussi, au décor remarquable d’Alex Eales qui évoque à la fois les années 1930 et le contexte de la création de la pièce de Jean Cocteau, tout comme le cinéma néoréaliste de la décennie suivante et la composition impériale de la Magnani, avec un quelque chose des années 1950, proche de l’écriture de l’opéra. Intemporel, le décor se déploie tel un paravent élimé qui aurait servi au tournage de Barton Fink, où l’on se souvient du papier peint qui se décollait des murs, témoin de la transpiration ou du suintement d’oreille des personnages. Dans notre décor, le désordre témoigne de la crise que traverse l’héroïne, qui va y faire le ménage à sa façon. Pièce centrale, le lit, où en principe le cordon du téléphone clouait l’interprète, ici libérée par le choix du portable permettant de nombreuses allées et venues. Patricia Petibon habite ce décor avec toute l’intensité de la femme blessée, névrosée, humiliée et prête à tout pour entendre encore, quelques instants, celui que nous n’entendrons jamais, sauf par les silences qu’elle sait magnifiquement habiter, aidée en cela par ceux de l’orchestre ou de leur chef, Ariane Matiakh (dont on peut lire ses réponses aux cinq questions de Forum ici). Autres complices à l’efficacité discrète qui sublime le moindre effet : la metteuse en scène Katie Mitchell et le vidéaste Grant Gee. Dans ce qui aurait pu être sordide et vulgaire, changer un tampon et se soulager de règles douloureuses par une bouillote, Katie Mitchell réussit en permanence à rendre le personnage proche de nous, transcendant le banal ou le ridicule.
Mais pourquoi faudrait-il voir dans « Elle » un symbole absolu de misogynie intériorisée ? Cocteau et Poulenc se reconnaissaient dans la femme abandonnée ; en fait, quel que soit le sexe, qui n’a pas peu ou prou vécu une situation de ce genre, dont l’universalité en dehors de la question du genre est portée ici à un paroxysme ? Katie Mitchell a néanmoins voulu une soirée en deux parties pour présenter, dit-elle, « l’histoire d’une femme seule et de son parcours, de victime du patriarcat à maîtresse de son propre destin ». Lorsque l’opéra s’achève, le suicide est l’issue suggérée, mais le film qui suit permet d’envisager un autre parcours. Sans vouloir en déflorer le contenu dont on préserve la surprise au spectateur, on peut vanter les qualités de ce bijou tourné avec Patricia Petibon et un superbe chien au cours du mois de novembre dernier dans un Strasbourg étrange et expressionniste dont on peine à reconnaître précisément des lieux pourtant familiers : les marches du palais Universitaire, peut-être, les quais de l’Ill où le psychopompe entraîne à sa suite la belle dans une sorte de plongée fantastique et psychanalytique, pour une ville transfigurée et magnifiée dans laquelle on se noie, fascinés. Au terme du périple nocturne, on se retrouve avec Elle sur scène et le téléphone sonne sans qu’elle ne décroche. Mais ne va-t-elle pas se précipiter après le baisser de rideau ? On peut hésiter. Cela dit, pour Katie Mitchell, renseignement pris, la femme libérée ne décrochera plus jamais pour cet amant qui n’en vaut pas la peine…
Patricia Petibon est ici au sommet de son art. La diction est impeccable, le difficile et prenant parlé-chanté entrecoupé de silences éloquents maîtrisé comme à la parade, la palette d’émotions apparemment infinie de nuances chatoyantes, le tout culminant dans le désespéré « Je devenais folle ! ». Entre fantasme, folie, désespoir, résignation et renaissance, la soprano nous présente un miroir (à la Cocteau) formidable de reflets et de possibles. On ne peut que recommander cette expérience et regretter, en voyant le film muet si finement et subtilement accompagné par l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, qu’on ne propose pas plus souvent des ciné-concerts dans la salle. On aimerait également se replonger dans une captation de ce spectacle intense émotionnellement et vraiment réussi.