Si dans le roman d’Agatha Christie les trois premières lettres de l’alphabet sont la signature d’un meurtrier en série, pour ce concert de Pesaro A,B et C sont les initiales des noms de trois chanteurs de type buffo, Alfonso Antoniozzi, Paolo Bordogna et Alessandro Corbelli. En les réunissant le ROF met en scène trois générations d’interprètes qui maintiennent vivante, ce concert en fera la démonstration, une tradition spécifique de l’opéra italien dont ils sont parmi les plus brillants représentants.
Que faut-il pour être une basse bouffe ? De la voix, bien sûr, étendue et souple, avec une aptitude très marquée à se montrer le plus volubile possible tout en restant intelligible, et évidemment une présence scénique qui aille de pair avec le brio vocal. Il faut aussi la vocation ; car au-delà des années d’étude pour perfectionner jusqu’à les maîtriser les qualités naturelles il faut accepter des rôles qui sont rarement des premiers plans. L’amuseur est souvent un faire-valoir, un importun, un ridicule. Les plus sages s’en accommodent et ne succombent pas à la tentation de charger plus que nécessaire, donnant par là la preuve de leur véritable sens artistique.
Le premier à intervenir est à lui seul l’illustration de cette phrase. Le nom même d’Alessandro Corbelli est associé à la notion de maître dans son art tant tout ce qu’il sait et tout ce qu’il peut est devenu ce qu’il est. Alors qu’avec le temps qui passe son visage ressemble de plus en plus à Rossini sur le tard, il n’a rien perdu de sa plasticité et la mobilité de la physionomie ne fait qu’un avec la ductilité intacte de la voix. Le vibrato initial disparu en quelques secondes, la projection est sonore et la clarté de l’articulation reste un modèle. Mais l’admirable est que l’homme qui sort de la coulisse est déjà le personnage qu’il va interpréter : aucun temps mort, cette instantanéité est à donner le vertige tant l’art donne l’impression du naturel. Et cette aptitude serpentine à changer de peau se vérifie incessamment, qu’il passe du Germano causeur d’embrouilles de La scala di seta au Don Magnifico déchiffreur de rêves de La Cenerentola avant de redevenir pour un instant le Dandini moqueur qu’il fut si souvent. Il est ensuite le comte Robinson dans Il matrimonio segreto et le marché de dupes avec Geronimo, avant d’exhaler l’ardeur discrètement lubrique qui anime Don Pasquale, rôle qu’il abandonne pour celui de Malatesta dans le duo où le fourbe médecin persuade le vieil homme d’adopter son plan à l’égard de l’épouse soupçonnée d’infidélité. Là encore la rapidité de son débit émerveille !
Le cadet des trois, Alfonso Antoniozzi, s’est fait rare comme chanteur, parce que du désir de mettre en scène il est passé à la réalisation depuis une douzaine d’années. Evidemment la rumeur avait couru : il se retire parce qu’il n’a plus de voix. Le concert d’hier soir apporte, si nécessaire, le plus éclatant démenti à ceux qui l’ont colportée. La prestance intacte, cultivant nous a-t-il semblé un look à la Georges Clooney, le chanteur s’est montré tel qu’en lui-même, voix clairement projetée, musicalité profuse et justesse des accents, en digne élève de Sesto Bruscantini. Qu’il n’ait rien perdu de son agilité vocale, il le démontre en Geronio teigneux qui refuse obstinément de céder sa femme dans Il turco in Italia, puis dans La Cenerentola où l’ivresse a libéré les ambitions de Don Magnifico et encore dans la prise de bec de ce dernier avec Dandini, dans un superbe échange avec Alessandro Corbelli que le duo « Cheti, cheti immantinente » de Don Pasquale élèvera jusqu’à un assaut de volubilité virtuose. Mais définir Alfonso Antoniozzi comme buffo est réducteur, et sa dernière intervention au programme est une tirade du Falstaff de Verdi qui rappelle superbement, dans son énergie amère, l’étendue de sa veine théâtrale.
Paolo Bordogna, le benjamin, incarnait d’une certaine façon la relève, même s’il est en carrière depuis bientôt vingt ans. Lui aussi veut être polyvalent et il le montrera en interprétant un air tiré d’ Il cappello di paglia di Firenze où un mari angoissé expose ses affres dont le public peut s’amuser car il sait qu’elles n’ont pas lieu d’être. Avant, il est un Geronio ulcéré par la conduite capricieuse de sa femme, dont la colère hache et accélère le débit, puis un Don Magnifico qui rêve éveillé à la fortune que sa vénalité lui permettra d’amasser, et le chant sillabé scande l’accumulation, ensuite un Geronimo obtus et entêté qui entend bien faire céder son interlocuteur dans Il matrimonio segreto. Il crée la sensation en interprétant la diatribe chantée par le personnage de Mamma Agata dans Le convenienze ed inconvenienze teatrali dans une robe droite de mousseline noire en jouant d’un boa de plumes de même couleur qui n’ont rien de ridicule, alors que le personnage doit l’être. Cet avatar de la nourrice interpétée par des hommes devient un personnage à la Fassbinder, jouant sur l’ambigüité sexuelle, la séduction et le malaise né de l’association de la féminité et de la masculinité, moustache, muscle, voix grave. Faut-il en rire ? Sans trancher nous admettons bien volontiers l’impact de l’interprétation qui a la brutalité de celle d’un femmeniello napolitain oubliant son rôle. Son retour en mari désemparé et jaloux sur la musique de Nino Rota assure un contraste flatteur.
Paolo Bordogna, Michele Spotti, Alessandro Corbelli, Alfonso Antoniozzi © Amati-Bacciardi
Ainsi mené le concert est fini mais le public ne se lasse pas d’acclamer les trois chanteurs. Après plusieurs allers et retours en coulisse, ils reviennent porteurs de pupitres et on comprend qu’ils vont chanter à trois. Quoi ? Un trio délicieux signé Paisiello, où Bartolo prétend que ses serviteurs lui révèlent ce qu’était venu faire Figaro. Mais l’un, dit l’Eveillé, bâille sans cesse et l’autre, le Jeune, ne cesse d’éternuer. En ces temps de covid-19 c’est comme une évidence que les chanteurs s’échangent gel hydroalcoolique et mouchoirs jetables. Ce morceau rendu encore plus drôle vaut aux chanteurs de nouvelles ovations. Elles s’adressent aussi au chef Michele Spotti, qui les a rejoints, car en véritable magicien il a obtenu deux belles exécutions par l’Orchestre Philharmonique Gioachino Rossini, une ouverture brillante de La Scala di seta et une élégante légèreté mozartienne pour celle du Matrimonio Segreto. Quelle belle soirée !