Richard STRAUSS (1864-1949)
ELEKTRA
Tragédie en un acte
Livret de Hugo Von Hofmannsthal d’après Sophocle
Mise en scène, Nicolas Joel
Réalisation de la mise en scène, Stéphane Roche
Décors et costumes, Hubert Monloup
Lumières, Vinicio Cheli
Clytemnestre : Agnès Baltsa
Elektra : Susan Bullock
Chrysothémis ; Silvana Dussmann
Egisthe : Donald Kaasch
Oreste : Harry Peeters
Le précepteur d’Oreste : Peter Wimberger
La confidente / Deuxième servante : Adrineh Simonian
La porteuse de traîne : Isabelle Antoine
Un jeune serviteur : Paul Kaufmann
Un vieux serviteur : Thierry Vincent
La surveillante : Susan Marie Pierson
Première servante : Graciela Aeaya
Troisième servante : Margriet Van Reisen
Quatrième servante : Marie-Adeline Henry
Cinquième servante : Jennifer Black
Orchestre National du Capitole
Chœur et maîtrise du Capitole
Direction, Alfonso Caiani
Direction musicale, Harmut Haenchen
Toulouse, le 28 avril 2010
L’absolu et le contingent
Cent ans après sa création, l’impact de l’Elektra de Richard Strauss reste entier. Nous sommes toujours pris à témoin par le drame de cette femme torturée qui aspire, pour se libérer de la douleur et de la colère où l’ont plongée l’assassinat de son père, l’identité des coupables et leur impunité, à de nouveaux crimes. Cela tient à la description morbide des détails affreux du crime passé, à la violence cruelle avec laquelle elle invective sa mère, instigatrice et complice du meurtre. Mais c’est la musique de Strauss qui fait de cette tragédie si classique dans l’enchaînement inéluctable des séquences le foyer irradiant où une âme s’exhale, s’épanche et s’exalte, jusqu’à se consumer.
A ce sacrifice, dont la célébration, quand elle est réussie, transporte au sublime, la direction de Harmut Haenchen et l’exécution des musiciens de l’Orchestre National du Capitole se consacrent avec ardeur, voire avec zèle. Percutante, menaçante, sinistre, haletante, poignante, on n’en finirait pas d’aligner les adjectifs pour essayer de dire la puissance suggestive, restituée avec une efficacité et une variété des accents, des timbres, des rythmes, des couleurs qui éblouit. Energie, souplesse, rigueur, le cocktail est parfait. Le bonheur serait total si Elektra était une composition symphonique. Car il faut bien dire qu’après un début où la gageure de l’équilibre sonore entre fosse et plateau semblait tenue, les choses se gâtent pendant la scène de Clytemnestre, puis dans le duo entre Elektra et Chrysothémis et dans la scène finale. Serait-ce que les interprètes auraient manqué de puissance ? Non, mais la Halle aux Grains, où il n’y a pas de vraie fosse d’orchestre, n’est pas l’endroit idéal pour exécuter les opéras à grand effectif orchestral car la houle sonore finit par engloutir les voix.
A ce constat s’ajoute, sur scène, le regret que la division de l’espace visible dans le décor entre haut et bas soit peu utilisée. Sur l’arrière du palais, sorte de blockhaus revêtu partiellement de blocs de marbre inclinés à la façon des blocs cyclopéens de la Porte des Lionnes et orné d’un balcon prétentieux presque inutile s’étend une cour mal tenue, où Elektra croupit en une relégation voulue/subie. L’atmosphère négligée de ce lieu, comme les dégradations des parements de marbre et des fondations, dit bien que malgré les tenues sévères des servantes il y a quelque chose de pourri en ce royaume. Faut-il y voir, avec la transposition des costumes à l’aube du XXe siècle, une manière de dire que les puissants ont des cadavres qu’ils dissimulent, comme des cloaques, à l’arrière-plan des dehors les plus convenables ? L’orientalisme voulu par le librettiste et le compositeur pour la suite de Clytemnestre disparaît sans qu’on perçoive ce qu’on y gagne. La mise en scène de Nicolas Joel, reprise par Stéphane Roche, ne convainc qu’à moitié, par le systématisme dans l’usage des éléments du décor. Et puis l’apparition d’Egisthe sanguinolent, après son entrée en pochard qui a fait le (trop) plein, frôle le grand guignol.
Reste heureusement la satisfaction d’un plateau largement à la hauteur, pour ce qui est des enjeux vocaux, car sur le plan visuel c’est une autre affaire. Non que les interprètes principaux soient physiquement difformes ou disgracieux, mais ont-ils ou plutôt paraissent-ils avoir l’âge de leurs personnages ? Le refus d’Elektra d’accepter le fait accompli, de se résigner aux changements qui en découlent, d’admettre son impuissance à riposter, est celui d’Antigone. Toutes deux ont une sœur qu’elles destinent à la vie alors qu’elles acceptent pour elles-mêmes la mort. Le temps n’est pas encore venu flétrir leur révolte et les réduire au renoncement. Avec toutes les révérences qui s’imposent, les deux sœurs et le frère ne donnent pas cette image de jeunesse et on se demande bien comment Elektra peut qualifier cet Oreste-là de gamin. Certes, il y a proportion avec Egisthe, manifestement usé par la bamboche. Mais pas avec une Clytemnestre dont la fraîcheur physique et vocale constituent une énigme digne de Delphes.
Dans les rôles secondaires Jennifer Black est une cinquième servante juvénile et vibrante, Susan Marie Pierson une surveillante pleine d’autorité et Paul Kaufmann a la fébrilité claironnante du jeune serviteur opportuniste. Harry Peeters exprime physiquement et vocalement tout ensemble la détermination et la réserve d’Oreste, engagé dans l’action dont dépend son avenir. Donald Kaasch s’acquitte honorablement de l’Egisthe presque sénile qu’on lui fait interpréter. Sa complice dans le crime est campée par une Agnès Baltsa dont la tenue vocale, même si çà et là l’orchestre la couvre, laisse médusé tant l’absence de vibrato et de notes poitrinées, unie à la fermeté de l’émission et à la clarté des aigus, semble relever de la magie compte tenu du temps qui passe. Restent les deux sœurs, qui font jeu égal, même si le timbre de Silvana Dussmann séduit davantage. Sa Chrysothémis frémissante captive par la beauté veloutée, l’éclat et la fermeté de la voix, jamais altérée par les périls du parcours. Peut-être moins convaincante dramatiquement, plus limitée dans l’expressivité, mais en possession d’une voix aussi solide qu’étendue, l’Elektra de Susan Bullock, d’une vaillance bien gérée et d’une belle musicalité, sort victorieuse de l’épreuve et recueille un triomphe personnel. L’enthousiasme prolongé prouve une fois de plus qu’à Toulouse Richard Strauss a bien conquis droit de cité.
Maurice Salles