Giuseppe Verdi (1813-1901)
AÏDA
opéra en 4 actes (1871)
livret d’Antonio Ghislanzoni
d’après un scénario d’Auguste Mariette
Mise en scène, David McVicar
Décors, Jean-Marc Puissant
Costumes, Moritz Junge
Lumières, Jennifer Tipton
Chorégraphie, Fin Walker
Arts Martiaux, David Greeves
Aïda, Micaela Carosi
Amnéris, Marianne Cornetti
Radamès, Marcelo Álvarez
Amonasro, Marco Vratogna
Ramfis, Giacomo Prestia
Le Roi, Robert Lloyd
Un messager, Ji-Min Park
Une prêtresse, Elisabeth Meister
Royal Opera Chorus
Orchestra of the Royal Opera House
Direction : Nicola Luisotti
Londres, Royal Opera House, 4 mai 2010
Lâcher de fauves
Aïda, opéra intimiste. L’idée prévaut depuis que certains, fatigués des excès hollywoodiens qu’a parfois pu susciter la scène du triomphe, préfèrent mettre en avant les raffinements chambristes de la partition et rappeler le nombre de duos qui la parsèment (cinq au bas mot). A cette assertion, les forces du Royal Opera House opposent un démenti spectaculaire. Non que la mise en scène de David McVicar renoue avec les grandes heures des arènes de Vérone. Au contraire, elle aurait plutôt tendance à briller par la pauvreté de ses décors et de ses idées, la principale étant d’éviter tout cliché pharaonique. Dans une Egypte plus barbare que de coutume, les costumes et la chorégraphie, sauvage, se chargent seuls d’apporter la touche d’exotisme nécessaire. Rien de rédhibitoire mais rien de notable.
Ici donc, ce n’est pas la mise en scène mais l’interprétation qui projette l’œuvre sur grand écran : la direction de Nicola Luisotti, théâtrale dans sa recherche de contrastes et luxueuse dans sa débauche de sonorités; des chœurs dont les harmonies, en façonnant l’espace, semblent pousser les murs, et des voix qui, plus encore, engendrent la démesure. Des gosiers invincibles, prodigues en décibels, généreux au point de ne pas simplement faire de la figuration dans les ensembles mais de chanter, là aussi, à gorge déployée, dominant la masse sonore de toute leur stature.
Aïda dans ces conditions n’est pas tant intimiste que monumentale, certaines subtilités étant de fait balayées par le souffle de l’épopée. La faute à Marianne Cornetti et Micaela Carosi qui, plus qu’amantes ou maîtresses, sont d’abord filles de roi. Majestueuses, drapées puissamment dans un chant qui ne souffre pas de répliques ; titanesques, avec toutes les deux des accents impérieux et un vibrato qui s’amplifie dangereusement dès que l’aigu est sous pression. Ce n’est donc pas l’air du Nil avec ses mélismes délicats que l’on appréciera chez l’une mais la déchirure d’un « Ritorna vincitor » lancé comme un défi. Ce ne sont pas les appels amoureux du II que l’on retiendra chez l’autre (« Ah ! Vieni, vieni , amor mio » et son attaque sur le Sol aigu, si périlleuse pour un mezzo-soprano) mais toute la grande scène du IV et plus particulièrement les imprécations aux prêtres, ces gifles sonores qui, même entachées d’un rire malvenu, claquent par-dessus le fracas de l’orchestre. Dans le même esprit, le duo du II, lacéré de fureur, ne laisse pas indemne. Autre moment fameux, la scène finale (« O terra Addio ») dont le tranchant de Micaela Carosi atténue malheureusement l’extase, Marianne Cornetti osant alors, au mépris de l’égalité des registres, des « Pace t’imploro » d’une noirceur caverneuse.
Cette scène est précisément celle où Marcelo Alvarez abandonne la cuirasse qui sanglait son Radamès depuis le début de l’opéra pour offrir ses plus belles notes, magnifiées par le velours d’un timbre incomparable, portées par le souffle, magiques. Le « O Celeste Aida », encore plus attendu et encore plus redoutable, cueille en revanche comme souvent le ténor à froid. La tension est perceptible, les finales dures ; le chant reste faste mais brutal. Déjà, le guerrier prévaut sur l’amoureux, l’énergie sur la tendresse et l’on se prend à rêver aux caresses que cette voix sait aussi prodiguer. D’un geste large cependant, Marcelo Alvarez écarte vite toutes réserves. Impossible de résister à la force de l’accent, à la courbure de la ligne, aux vibrations d’un médium définitivement conquis, bouclier de bronze sur lequel le ténor assoit son art et à l’aigu, intrépide, qui évoque le rugissement du lion.
Fauve aussi, l’Amonasro de Marco Vratogna a la mâchoire puissante et le trait acéré. Le baryton solide, sait également se faire insidieux, nasillard presque, le temps d’un duo qui voit le père et la fille s’entredéchiqueter.
Giacomo Prestia en Ramfis et Robert Lloyd en roi sont eux aussi à leur manière deux félins, dont la superbe commence à chanceler sous le poids des ans.
Egarés au milieu d’une arène en sang, les partisans d’une Aïda confidentielle trouveront à renâcler. C’est oublier que l’opéra tient parfois du jeu de cirque, Aïda encore plus qu’un autre. Faut-il, pour preuve, rappeler l’affaire Alagna à Milan en 2006. Morituri te salutant.
Christophe Rizoud