Dans un calme noir et nerveux, le rideau de scène se lève pour laisser voir le spectacle mutique d’hommes et de femmes affairés, avant que les premières notes de Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch ne viennent briser, inquiétantes, ce prologue silencieux. Nous sommes au XXIe siècle. Les employés et les ouvriers d’une société se meuvent dans un décor froid où se dressent des bureaux sans âme, éclairés par une lumière blafarde. Et au milieu de ce bourdonnement où le travail produit ses fruits, Katerina, seule et inféconde dans une chambre aux murs recouverts de tapis d’orient, dévide le fil de ses complaintes…
Oscillant sans cesse entre le tragique et la satire qui lui vaudra d’être longtemps censuré en Union soviétique, l’opéra de Chostakovitch, créé en 1934, est un chef-d’œuvre absolu qui exige un grand metteur en scène capable de le dompter et de le représenter. Dmitri Tcherniakov en est un. Indéniablement. Il donne à réfléchir avec intelligence et avec un parti pris esthétique et politique qui convergent vers une force inouïe de l’image. Le tableau du dernier acte est ainsi terrifiant de réalisme : dans leur sinistre cellule de prison, Katerina et Sonietka n’échangent que leur indifférence et Sergueï vient tour à tour leur rendre visite avant de prendre bestialement Sonietka sous les yeux horrifiés de Katerina. Le meurtre final, sous le néon tremblant de la cellule, obéit à cette même sauvagerie qui saisit d’effroi. Oui, Dmitri Tcherniakov est brillant, mais impertinent, immodeste même, devant le legs qui s’offre à lui, car une fois de plus, il ne se contentera pas de la contrainte du livret et transformera le suicide final de Katerina en passage à tabac par les sbires d’on ne sait quel Pouvoir.
La puissance de la mise en scène doit beaucoup à une direction d’acteurs exemplaire ainsi qu’à l’interprétation exceptionnelle de la soprano Ausrine Stundyte dans le rôle de Katerina. Dotée d’une voix ample et puissante, son jeu est confondant de vraisemblance, d’un engagement sans bornes, comme si elle chantait là pour la dernière fois. Ainsi de cet air du troisième tableau, « Zerebyonok k kobïlke toropitsya », où elle exprime avec une tendresse déchirante, comme un cri de la chair, son besoin d’amour et de sensualité. L’attachement aveugle qu’elle éprouve à l’égard de Sergueï, où la délivrance est en même temps aliénation, est également extrêmement émouvant dans sa manifestation quasi animale, à l’opposé du hiératisme des premiers tableaux.
© Jean-Pierre Maurin
Le plateau vocal demeure dans l’absolu de très haut niveau. La basse Vladimir Ognovenko est un choix idéal pour le rôle de Boris, avec cette voix caverneuse qui assoit l’autorité du patriarcat. Tout comme Vladimir Ognovenko, John Daszak a l’habitude des rôles ingrats dans plusieurs des productions de Tcherniakov, et quoiqu’il n’ait pas un timbre particulièrement séduisant et nuance rarement son chant, cela correspond parfaitement à la rustrerie de Sergueï. Si le chant de Peter Hoare, dans le rôle de Zinovyï, apparaît dans un premier temps assez poussif, la voix semble beaucoup plus installée et épanouie dans la scène de son retour. Enfin, la performance du chœur de l’opéra de Lyon sous la direction de Philip White mérite d’infinies louanges. Il est sans doute un des plus beaux chœurs qu’il nous ait été donné d’entendre, avec une puissance à laquelle s’allient l’intelligibilité du texte et l’homogénéité des pupitres, au point de nous donner l’impression qu’une seule et même voix émane de lui.
A la tête de l’orchestre national de Lyon, Kazushi Ono n’a pas à pâlir devant le fantôme de Rostropovitch. Sans être doublé, l’effectif orchestral demeure toutefois très important, au point que l’espace semble presque insuffisant pour contenir tout le volume sonore. Les soli de violon et de violoncelle sont exquis et le chef maîtrise le subtil contraste entre la dimension tantôt railleuse et tantôt angoissante de l’œuvre de Chostakovitch. Du grand Tcherniakov, en somme. Mais mettons-le au défi de faire une mise en scène fidèle à un livret pour la gratifier ainsi de 4 coeurs.