Ecartons d’emblée ce qui entrave cette nouvelle production de Lakmé à l’Opéra-Comique, la quatrième seulement dans l’histoire de l’institution pour un nombre de représentations Salle Favart du chef d’œuvre de Delibes supérieur à 1600. Le ratio entre ces deux chiffres laisse pensif quand on voit la vitesse à laquelle aujourd’hui se succèdent les différentes mises en scène d’un même ouvrage. Un simple décompte du nombre de Flûtes enchantées affichées par l’Opéra de Paris en moins de vingt ans suffit à la démonstration.
Pour commencer donc, dégageons ce qui peut écorner le plaisir du spectateur, à savoir l’interprétation scénique que propose Lilo Baur d’un des titres les plus fameux du répertoire français*. L’inde voulue ici comme cadre intemporel de conflits religieux et culturels n’est ni exotique, ni stylisée, pas même kitch mais blèche. Une motte de terre au premier acte, une structure tubulaire dorée au deuxième censée évoquer un temple, un enchevêtrement de lianes au troisième illustrent modestement un propos qui suit le livret à la lettre. Sur ce canevas, chacun compose son personnage comme il l’entend tandis que choristes et figurants, les bras ballants, semblent contempler figés un spectacle qui les ramène à l’année de la création de Lakmé, 130 ans en arrière.
La direction musicale de François-Xavier Roth est également un retour aux sources mais cette fois volontaire. En utilisant des instruments d’époque, en orientant les musiciens vers la scène, en se positionnant lui-même dans le trou du souffleur, le chef d’orchestre veut recréer les conditions d’interprétation d’origine. Nonobstant les dérapages des cuivres et des contrastes trop appuyés comme s’il cherchait à démontrer le bien-fondé du dispositif, le résultat s’avère probant. La balance acoustique entre fosse et plateau est avantageuse. Le respect scrupuleux des indications de Leo Delibes contribue à flatter le discours orchestral sans pour autant que la narration ne soit négligée. Irréprochable, le Chœur Accentus participe à l’édification sonore d’un ouvrage que l’on aurait tort de réduire à un numéro de clochettes.
Autre certificat d’authenticité – volontaire ou non – le format vocal des chanteurs réunis est adapté au format de la salle et de l’œuvre : homogène et approprié, exception faite de la gouvernante d’Hanna Schaer qui ne semble pas s’amuser dans un rôle ne demandant pourtant rien de plus. Mais le baryton clair de Jean-Sébastien Bou (Frédéric) est d’une justesse imparable et les deux anglaises, Marion Tassou (Rose) et Roxane Chalard (Ellen) sont fraiches comme deux rosières à peine sorties du pensionnat – ce qu’elles sont dans une certaine mesure puisque l’une comme l’autre font partie de la deuxième promotion de l’Académie de l’Opéra-Comique.
La démesure n’est pas davantage la caractéristique du Nilakantha de Paul Gay. Le visage du père l’emporte ici sur celui du fou de Dieu, par la noblesse du ton et la manière dont le chant surmonte, non sans effort, les tensions de l’écriture.
Annoncé souffrant en début de spectacle par un Jérôme Deschamps goguenard, laissant comprendre que cette indisposition est affaire d’appréhension, Frédéric Antoun investit peu à peu le rôle de Gérald. D’abord sur la réserve dans un « fantaisie, o divins mensonge » probe, bien-disant mais terne, puis de plus en plus habité jusqu’à un troisième acte enfiévré ou le ténor mixe à bon escient les registres pour traduire l’exaltation amoureuse du jeune officier britannique.
Ce dernier acte est assurément le plus abouti, ne serait-ce que par les occasions qu’il offre à Sabine Devieilhe d’exposer le meilleur de son chant. La voix n’est pas large, mais elle possède une musicalité qui, à l’aide d’une technique infaillible, transforme les cantilènes delibiennes en broderies célestes. Cette Lakmé parait si frêle qu’un coup de vent suffirait à la renverser ; elle en est d’autant plus vraie. Petite chose fragile broyée par le désir des hommes, qui offre son « plus beau rêve » d’un souffle si pur et léger que l’on n’ose respirer de peur de le voir s’éteindre. Auparavant, plus qu’un « dome épais du jasmin » qui l’oppose à la voix pour le coup très incarnée d’Elodie Méchain, plus que les deux duos avec Gérald au-delà de ses capacités dramatiques, l’air des clochettes, comme en apesanteur et couronné d’aigus affilés, fait délirer a juste titre le public. Vingt ans après le triomphe de Natalie Dessay dans ce même rôle sur cette même scène, une nouvelle colorature nous est donnée.
* Voir aussi le compte rendu de Laurent Bury sur les représentations stéphanoises de Lakmé dans cette même mise en scène