Il y a des opéras que l’on connaît de loin, que l’on a vu, mais qui ne semblent refaire surface qu’à intervalles trop éloignés. Et, si l’on assume un très mauvais jeu de mot – ce qu’on s’autorise hélas trop peu –, le cas du Roi d’Ys semble paradigmatique. Refaire surface. Comment mieux aborder une histoire de submersion ? Dans la cité médiévale d’Ys, sur les côtes bretonnes, on s’apprête à célébrer les noces de Margared, fille du roi d’Ys, et du prince Karnac, scellant ainsi une paix longtemps désirée. Mariage politique, fille instrumentalisée : « Hélas ! Je suis la rançon de la guerre ». Car Margared en aime un autre, Mylio, que l’on croyait mort mais qui, lui aussi, refait surface. Problème : c’est Rozenn, la seconde fille du roi, qu’aime Mylio, et cet amour est réciproque. Tiraillée entre un devoir politique imposé (être une femme comme un objet d’échange) et un amour sincère mais voué au néant (Mylio ne l’aime pas), Margared n’avait d’autre issue qu’une voie sacrificielle. À défaut de se sacrifier elle-même, c’est la cité d’Ys, cause de ses malheurs, qui devra disparaître. Avec Karnac, dont les armées ont entre-temps été vaincues par celles de Mylio, elle projette d’ouvrir les écluses qui protègent la ville.
Femme nécessairement ambiguë, douce, amoureuse, tourmentée, furieuse, jalouse, Maragred trouve en Kate Aldrich une interprète idéale. Si ses premières interventions peuvent frustrer l’impatient qui veut tout et tout de suite, le personnage évolue avec une justesse absolue. La jeune fille mélancolique et un peu lisse gagne rapidement en épaisseur dramatique. La voix prend la noirceur que requiert l’intrigue. Le résultat est magistral. La justesse est toujours parfaite, malgré une partition difficile pour la mezzo. Elle parvient à appréhender les nombreux sauts d’intervalles – qui peuvent évoquer Wagner – sans à-coups ou glissandos intempestifs. Si, dans le premier duo avec Rozenn, l’équilibre entre les chanteuses et l’orchestre était parfois délicat – le second couvrant souvent les premières –, le duo Karnac – Margared de l’acte III est d’une puissance et d’une intensité sombres mais éblouissantes. Faut-il préciser que la prononciation française de la chanteuse américaine est parfaite (n’est-elle pas une Carmen de tout premier plan ?) et que, malgré un surtitrage en hongrois, on a tout compris ?
Judith van Wanroij est une Rozenn innocente. Malgré un personnage moins complexe que celui de sa sœur, la chanteuse parvient à trouver une réelle place dramatique dans l’intrigue. À cet égard, malgré l’absence de mise en scène, lors de l’entrée des deux chanteuses pour le premier duo, il n’est pas nécessaire d’attendre qu’elles commencent à chanter pour savoir qui est quelle sœur. Elles incarnent déjà, au sens le plus complet du terme, un personnage. Les voyelles sont remarquablement placées, ce qui confère à la voix une lumière particulière, et permet aux harmoniques d’apporter brillance et ampleur. Son dernier duo avec Mylio est bouleversant.
Le roi de Nicolas Courjal est un roi, c’est certain. Scéniquement comme vocalement, il en a la puissance, la présence, l’autorité. Un vibrato marqué – qui donne à la voix sa largeur – rend parfois la compréhension du texte plus fastidieuse. Jérôme Boutillier est un prince Karnac à la projection incisive, puissante, précise. L’excellente acoustique du Müpa lui rend particulièrement justice. Musicalement, il est exemplaire et offre, dans le duo démoniaque de l’acte III déjà évoqué, les émotions les plus vives de l’œuvre.
On salue tout particulièrement la prestation de Cyrille Dubois qui, en plus de qualités musicales incontestées et certainement incontestables, offre ici une réelle démonstration de technique au service de la musique. Couleur naturelle du timbre et travail de la projection, incluant une attention remarquable au placement du texte, lui permettent de toujours passer l’orchestre, y compris dans des moments de douceur intense. Son « Vainement, ma bien aimée », à l’acte III, est un moment suspendu et l’aubade un peu (en fait, très) niaise nous touche au plus profond. Un moment de simplicité et d’amour après lequel on pense pouvoir mourir même si, bien sûr, on voudra vivre. C’est le drame même du Roi d’Ys.
Christian Helmer est, enfin, un Jahël et un saint Corentin à la voix claire et bien timbrée. Il peine à occuper l’espace sonore quand il est Jahël, avant de s’affirmer davantage, dans une partition certes plus lyrique, quand il devient saint Corentin.
Sous la baguette de György Vashegyi, l’Orchestre national philharmonique de Hongrie sert la partition par une belle homogénéité et une précision à toute épreuve, particulièrement dans les pupitres de cuivres qui offrent, dans l’ouverture, des attaques mordantes suivies de courts crescendos parfaitement maîtrisés. L’effet est percutant. Dès les premières mesures, la submersion à venir est diffuse, l’effet de vagues que permet la partition est exploité mais pas caricaturé. Peut-être trop présent par moments (c’est un orchestre symphonique avant d’être un orchestre d’opéra), on retiendra néanmoins un art des contrastes singulièrement abouti. Le Chœur national de Hongrie – chœur qui occupe une place à part entière dans l’œuvre – éblouit par sa force d’émission et l’attention extrême à la qualité du texte français (poussant le souci du détail jusqu’à la prononciation « à la française » du latin dans les incantations mystiques du dernier acte). On regrette toutefois une homogénéité relative de nuances (mf), alors que la partition est faite d’aspérités.
Programmé par le Palazzetto Bru Zane (Centre de musique romantique française) dans le cadre du bicentenaire de la naissance d’Édouard Lalo (1823-1892), le concert a fait l’objet d’une captation pour la collection « Opéra français » – Bru Zane Label. L’œuvre sera à nouveau proposée au Concertgebouw d’Amsterdam le 3 février prochain, avec une distribution légèrement modifiée.