Non content de programmer, à partir du 16 novembre prochain, Mathis der Maler, l’Opéra de Paris a complété son hommage à Hindemith en invitant Soile Isokoski pour les Marienleben, 15 mélodies composées en 1923 et remaniées en 1948, sur les poèmes éponymes de Rilke. L’évènement était d’autant plus notable que l’on n’a guère l’occasion d’entendre ces Lieder, dans l’écriture desquels le compositeur a pourtant investi tout son talent. Elliptique quand il le faut, souvent austère, Hindemith invente une ligne de chant riche en contrastes, particulièrement exigeante techniquement (les aigus, les notes tenues, les écarts d’ambitus sont légion), trouve des harmonies foncièrement originales, et crée, avec succès, une certaine unité de couleur et d’atmosphère dont le souffle ne retombe jamais.
Le piano tient ici un rôle clairement aussi important que la voix : comme si Hindemith se montrait parfois sceptique devant la capacité de Rilke à exprimer l’indicible ferveur que sous-tend le thème de l’œuvre, il accorde au pianiste de longs passages où, seule, il laisse la musique en dire plus que les mots. Le prélude des « Noces de Cana » ou le postlude du « Soupçon de Joseph » demandent à l’accompagnateur de se faire narrateur lui-même –et lui imposent une partition dont la difficulté technique n’a pas à rougir devant quelques grandes pièces pour piano seul.
Difficulté du chant, importance du piano… pour paraphraser le mot de Toscanini à propos du Trouvère, ce cycle ne nécessite rien moins que les meilleurs interprètes du monde. En Soile Isokoski, on trouve assurément une soprano idéale : très en voix, facile d’aigu, prodigue en legato et en nuances, la finnoise tient sans faiblir la grosse heure que dure tout le cycle, nous offrant à chaque numéro une véritable leçon de chant. Mieux, elle ne semble jamais déstabilisée par la narration imposée par le poète, qui n’est pourtant pas sans poser de problèmes : de la « Naissance du Christ » à la « Pieta », c’est Marie qui s’adresse à nous, mais elle n’est évoquée qu’à la troisième personne dans le reste du cycle. Pour mieux marquer ces ruptures, Soile Isokoski et Marita Viitasalo quittent la scène quelques instants, découpant nettement trois parties : la vie de Marie avant la naissance de Jésus, la vie de Marie pendant la vie de Jésus, puis enfin la mort de Marie. C’et naturellement dans les épisodes centraux que la cantatrice se montre la plus émouvante, mater dolorosa souvent éprouvée par un fils qui la dépasse, mais que pour autant elle ne cessera jamais de suivre. On remercie surtout Isokoski de ne pas chercher à tout prix l’affect et l’effet expressif, dans une musique dont le puissant ascétisme demande une rigueur, une sobriété, une humilité ici démontrées à chaque instant.
Au piano, Marita Viitasalo fait preuve d’une solidité technique à toute épreuve, une force indéniable, une belle attention à l’égard de la soprano (rappelons que toutes deux travaillent ensemble depuis longtemps). Il lui manque, en revanche, la poésie, le lyrisme, la ferveur qui contrebalanceraient idéalement la partition marmoréenne composée pour la voix : tout ce que les Marienleben ont de plus expressif, Hindemith l’a confié au piano, laissant la voix dans un statisme extatique. Fiable accompagnatrice, Marita Viitasalo n’est que par bribes l’inspiratrice spirituelle que réclame ces Lieder. Au final on sort néanmoins admiratif, tant devant la force de cette œuvre encore trop peu connue que face au niveau de l’interprétation. La même soprano a enregistré, avec la même pianiste, ce cycle chez Ondine : est-il nécessaire de préciser que cet enregistrement est indispensable ?