Oui, vraiment, « Nuit resplendissante » – comme aurait dit le Gounod de Cinq-Mars – que celle offerte par l’Opéra de Caen. Nuit d’émerveillement, nuit de ravissement, tant le spectacle qui vient concrétiser plusieurs années d’efforts se révèle un enchantement comme le public rêverait d’en obtenir plus souvent. Un spectacle où l’inventivité constante de ce que l’œil voit se marie à la beauté parfaite de ce que l’oreille entend. Et puis les représentations de ce Ballet royal de la nuit permettent de revenir sur un jugement trop sévère émis il y a un an, quand était paru le disque du Concert royal de la nuit. Pour une version scénique, on admettra volontiers qu’il n’aurait pas forcément été judicieux de donner ce qui nous est parvenu de la partition dudit Ballet sans chercher à l’aménager un peu, dans la mesure où les conditions dans lesquelles nous apprécions aujourd’hui un spectacle n’ont pas grand rapport avec celles des spectacles de cour au milieu du XVIIe siècle.
Autrement dit, il y avait tout à réinventer pour nous rendre accessibles ce texte et cette musique, pour concevoir une représentation mi-chantée mi-dansée qui, sans ruiner un théâtre – même dans le cadre d’une coproduction avec d’autres maisons –, suscite une émotion proche de la magie dont quelques dessins d’époque conservent la trace.
A part une production de Curlew River à Strasbourg en 1999, Francesca Lattuada ne s’était jusqu’ici guère approchée de l’opéra. C’est en chorégraphe et en femme de théâtre qu’elle aborde ce Ballet royal, d’où le chant disparaît parfois pendant de longs moments, et où il n’y a pas véritablement d’action dramatique (les seuls passages où un semblant d’intrigue se noue sont ceux qui ont été empruntés à Rossi et à Cavalli). Et c’est là qu’éclate une imagination foisonnante, qui permet de pallier l’absence de récit ou de personnages auxquels s’intéresser, en introduisant acrobates et jongleurs. Avec le concours des stupéfiants costumes d’Olivier Charpentier, la metteuse en scène parvient à constamment faire rebondir le spectacle, non sans humour, créant un univers peuplé de sphinges, de cyclopes, de loups garous, d’hommes-sirènes et de femmes à barbe, univers tantôt unisexe – tout le monde danse d’abord en costume croisé gris –, tantôt plus pittoresquement sexué, certaines et certains revêtant une tenue de danseuse de tango ou une robe à paniers… Bravo surtout de ne pas avoir succombé à la tentation de la pseudo-reconstitution et d’avoir proposé un spectacle conçu par des esprits d’aujourd’hui pour des yeux d’aujourd’hui.
© Ph. Delval
Quant aux oreilles, un nectar leur est distillé tant par l’ensemble Correspondances que par les différents chanteurs réunis sur le plateau, qui sont à deux ou trois noms près les mêmes que sur le disque. On retrouve aussi les mêmes options défendues par Sébastien Daucé : déclamation pompeuse et proche du parlé pour toute la musique française (peut-être est-ce d’ailleurs à ces choix stylistiques qu’il faut imputer le relatif manque de projection de certains artistes), dramatisme exacerbé pour les extraits d’opéras italiens. Deux nouvelles venues dans l’équipe : Ilektra Platiopoulou, véhémente Junon, et Deborah Cachet, superbe Déjanire, viennent ajouter leur voix grave à celle, désormais bien connue, de Lucile Richardot. Parmi les timbres plus aigus, signalons aussi l’arrivée de Judith Fa, charmante Mnémosyne. On est également sensible à l’impressionnante basse Nicolas Brooymans, ou à la délicate voix de haute-contre de David Tricou. Impossible de citer tous les chanteurs, solistes ou choristes, dont on signalera néanmoins le brio avec lequel ils s’intègrent aux évolutions des acrobates : Etienne Bazola chante en portant une danseuse sur ses épaules, Renaud Brès gravit un escalier vivant et s’en laisse tomber comme s’il avait fait cela toute sa vie…
Espérons maintenant qu’un DVD viendra immortaliser ce spectacle mémorable. A défaut, ouvrez grands vos yeux et vos oreilles, heureux spectateurs qui découvrirez cette Nuit renversante à Versailles ou à Dijon.