Après le Théâtre des Champs Elysées, l’Opéra de Marseille accueille cette coproduction du Barbiere di Siviglia dans la mise en scène de Laurent Pelly, et près du Vieux-Port comme Avenue Montaigne le succès public est au rendez-vous. Nous taxera-t-on d’esprit chagrin si nous sommes moins enthousiaste ?
Plus que poétique, comme il a été souvent qualifié, le parti-pris choisi nous a semblé ingénieux : les grandes feuilles de musique où s’ouvrira la porte-fenêtre où Rosine se montre, les portées où Figaro pose les notes de la mélodie amoureuse, la succession chromatique en blanc et noir des lignes de la portée devenues barreaux qui enferment, on retrouve dans ce décor l’inventivité de Laurent Pelly. Ces options participent sans doute de son intention annoncée de mettre la musique au premier plan. Le problème est que le but ne nous semble pas atteint. Faire des éléments d’écriture musicale la prison de Rosine va même à l’encontre du travail de Rossini : quand le compositeur lui donne des airs sollicitant la virtuosité de l’interprète, la musique devient pour le personnage le moyen de sa libération, et celle-ci n’a rien à voir avec le bouton-poussoir activé par un Bartolo geôlier. Ce décor est séduisant, il montre le talent de son concepteur, mais il n’aide pas le spectateur à se représenter le cadre de l’action, comme c’est la fonction première, informative et ornementale. D’autant que si ce décor signifie : tout pour la musique, dans maintes occasions la mise en scène ne va pas dans ce sens. Dès qu’il le peut, Laurent Pelly demande aux interprètes d’accompagner les rythmes de mouvements, presque toujours synchronisés, jusqu’à de véritables chorégraphies. Il semble ainsi faire de la musique un exutoire à l’expression corporelle des personnages, alors qu’elle est exclusivement l’expression de leur âme.
Laurent Pelly, qui ne cache pas dans le programme avoir de la difficulté avec Rossini, a-t-il bien compris les personnages ? Au premier acte, Almaviva attend les musiciens qu’il a engagés pour donner la sérénade à cette inconnue qui a bouleversé sa vie. Lui, le jeune homme des caprices, le papillon, le voici mordu et brûlant d’impatience. Quand on l’attend fébrile, la mise en scène le montre endormi profondément. Quand Rosine apparait dans l’encadrement de la porte-fenêtre, son immobilité et sa combinaison noire en font une image de film tragique, peut-être Jeanne Moreau dans La notte. S’agit-il de révéler l’horreur de sa condition ? Ce n’est ni dans la musique ni dans le livret, comme le montrera sa réaction, d’abord incrédule puis menaçante, quand Figaro lui dira que Bartolo a l’intention de l’épouser au plus tôt. S’agit-il de montrer comment elle vit sa situation ? C’est noircir outrancièrement le tableau : elle a des moments d’abattement, mais chez elle la vitalité l’emporte car l’adversité ne lui fait pas peur ! Quant à Figaro, le regretté Alberto Zedda le définissait comme « un prototype du moderne self made man » et cette réussite dans tous les cercles de la société, qu’il étale complaisamment dans sa cavatine, exclut qu’il puisse adopter ces dehors de loubard. Etait-il pertinent de le faire descendre des cintres, tel un deus ex machina ? Il a sans doute une part éminente dans la réussite de la mystification, mais il ne fait pas tout tout seul, et rien n’indique, par exemple, qu’il ait été l’instigateur du deuxième déguisement d’Almaviva. Si le valet intrigant est une base de l’opéra-bouffe, Figaro n’est plus un valet, c’est un entrepreneur indépendant, la jeune première n’est ni languissante ni passive et le Grand d’Espagne saute le pas du mariage avec une roturière, ce sont ces nouveautés, avec leurs conséquences théâtrales et musicales, qui constituent l’essentiel à mettre en lumière.
Florian Sempey et Philippe Talbot (Figaro et Almaviva) © Christian Dresse
Cette approche approximative retentit sur la composition des personnages. Comme toujours Laurent Pelly apporte le plus grand soin à la direction d’acteur, et tous les interprètes jouent le jeu généreusement. Cela part des artistes du chœur, qui s’investissent dans des interventions scéniques visant à l’originalité mais à la pertinence discutable. Faire des musiciens un ensemble de binoclards en uniforme éclaire-t-il la situation ? Pourquoi faire de la scène où ils remercient bruyamment Almaviva une scène de contestation où pour agresser Fiorello qui les aurait grugés ils sont près d’agresser le comte ? Pourquoi coiffer la troupe comme les garde-civils franquistes ? Si c’est le contexte, imagine-t-on Figaro y faire son chemin, avec son look ? Ces remarques n’entachent évidemment en rien la qualité de leur préparation et de leur homogénéité. Parmi les solistes, Jean-Luc Epitalon brosse un Ambrogio à la manière des personnages paumés des Deschiens et Annunziata Vestri, qui éternue à rendre un Mustafa jaloux, tire son épingle du jeu avec son air de sorbetto après avoir ponctué le final de l’acte I d’aigus percutants. Le Fiorello de Mikhaël Piccone est plutôt effacé, mais cela tient aussi à la mise en scène qui ne lui donne aucun relief. On pourrait en dire autant du personnage de Basilio, traité sans le pittoresque habituel du tartuffe, si Mirco Palazzi ne l’imposait par un air de la calomnie ciselé avec une sûreté et une musicalité exempte de tout histrionisme réellement délectables. Souffrant, Carlos Chausson est remplacé dans le rôle de Bartolo par Pablo Ruiz, qui chantait le rôle au Théâtre des Champs Elysées dans la deuxième distribution. Il tient la scène efficacement ; sans subjuguer par une projection ou une volubilité éclatantes, sans avoir la personnalité de l’aîné qu’il remplace, il ne démérite pas et son succès est des plus légitimes.
Le trio des personnages gagnants est plus problématique. Florian Sempey n’a plus rien à prouver dans le rôle de Figaro où sa voix puissante et souple fait merveille ; mais pourquoi avons-nous l’impression qu’il frôle parfois l’excès, que son assurance le pousse à risquer de perdre la ligne ? Il y a le plaisir du danger, il y a l’adrénaline de l’acrobatie, il y a peut-être aussi cet histrionisme auquel la mise en scène pousse ce Figaro, un exhibitionniste tatoué. Evidemment ces impressions ne sont pas des objections, car la voix est bien celle du « baryton brillant, désormais substitut de la sempiternelle basse bouffe » décrite par Alberto Zedda. On ne peut en dire autant de l’adéquation de la voix de Philippe Talbot au rôle d’Almaviva. Il n’est certes pas le premier ténor di grazia à vouloir interpréter ce rôle créé par Manuel Garcia, alors défini comme baryténor, et on ne peut lui reprocher d’essayer, d’autant qu’il le fait avec probité et n’esquive pas la pierre de touche du « Cessa di più resistere ». Mais la règle absolue pour chanter Rossini est que l’interprète doit donner l’illusion que ce qu’il fait est facile, en quelque sorte « naturel », ce qui est le comble de l’artifice. Souvent la souplesse et la conviction séduisent ; mais de temps à autre les limites de l’extension sont atteintes et tout en reconnaissant le courage on n’atteint pas l’extase où le chant devrait nous emmener. Pour Stéphanie d’Oustrac, sa composition théâtrale est stupéfiante d’intelligence et de cohérence, mais la pertinence n’en est pas indiscutable, peut-être à cause des options de la mise en scène. Nous n’y reviendrions pas si l’interprétation du personnage ne retentissait pas sur l’interprétation vocale. Le chant est lui aussi de la plus grande intelligence, dans l’usage élégant des moyens qui ne sont jamais forcés, pour assombrir par exemple. Mais l’impression de maîtrise impeccable s’accompagne d’une sensation de sécheresse, d’un manque de rondeur, de spontanéité. Cela tient à en partie à la voix, au timbre. Mais cela tient aussi au jeu, millimétré. Peut-être, disparue la tension de la première, cette Rosina donnera-t-elle moins la sensation d’être sur ses gardes, même dans l’intimité ?
Dans la fosse Roberto Rizzi Brignoli veille au grain et ce dès l’ouverture, où il fait entendre toute la malice d’un compositeur de vingt-cinq ans qui ose défier sur son propre terrain un aîné considéré comme un grand maître et dont Le barbier de Séville passait pour un chef d’œuvre inégalable. Qui pourrait douter, à entendre les premières mesures, que l’œuvre nouvelle qu’il écoute va se couler dans le sillage de Paisiello ? Et puis c’est le choc de la rupture qui décoiffe : la musique nouvelle s’affiche. Peu d’œuvres de Rossini, probablement, sont musicalement autant autobiographiques. Le chef d’orchestre sait faire entendre le passage d’une conception surannée à l’explosion vitale du jeune compositeur, en menant à bien l’accélération et le crescendo qui, la première surprise passée, feront triompher l’œuvre à Rome. A Marseille, dans les conditions décrites ci-dessus, le triomphe s’est renouvelé.