Voir le Théâtre des Champs-Elysées rempli à ras bords pour un simple programme Schubert est un signe qui ne trompe pas : une star est à l’affiche. Et quand Jonas Kaufmann fait son entrée sous des acclamations dignes d’une glorieuse sortie de scène, on comprend définitivement que ce n’est pas la Belle Meunière, si charmante soit-elle, qui a fait accourir le public.
Un reste de l’indisposition qui avait contraint Kaufmann à annuler plusieurs engagements la semaine précédente, l’émotion… ? Toujours est-il qu’on perçoit, dans « Das Wandern », une tension, une forme de raideur qui empêchent la voix de s’épanouir avec toute la liberté dont on la sait capable.
On n’aura pas à attendre trop longtemps, Dieu merci, pour être pleinement rassuré : « Danksagung an der Bach », quelques minutes plus tard, a le rythme de balancier et le charme irrésistible d’une berceuse, « Der Neugierige », pudique et juvénile, est enchaîné sur une « Ungeduld » d’une intensité rarement osée dans ce répertoire… L’auditeur a beau savoir qu’il n’en est encore qu’au début du cycle, il pressent déjà que la soirée ne peut plus aboutir qu’à une éclatante réussite.
Et la suite, en effet, plane sur les mêmes hauteurs, sans être entachée par la moindre baisse de régime. Les teintes sombres de la voix, l’articulation gourmande de la langue, le naturel des nuances… Si Kaufmann semblait dessiné par Goethe lui-même lors de son triomphal Werther à l’Opéra Bastille, il pourrait aujourd’hui sortir tout droit des poèmes de Wilhelm Müller. Du jeune homme dont sont dépeints devant nous les tourments amoureux, il a le tendre caractère, les emportements naïfs, l’authentique juvénilité et l’indicible mélancolie. Il en a aussi les rudesses, quand texte et musique l’exigent : intelligemment, Kaufmann sait ne pas se faire poète, dans « Am Feierabend », ou dans « der Jäger ». Son meunier, soutenu par un Helmut Deutsch dont l’expérience et la rigueur sont les plus fermes des supports, n’en sort que plus crédible, et plus émouvant.
Car le ténor allemand n’hésite pas à incarner, en bonne et due forme, les Lieder du cycle. Presque immobile, accompagnant sa voix d’un minimum de gestes sans sombrer dans un début d’agitation expressionniste, il en devient presque le metteur en scène. Il faut au moins s’appeler Jonas Kaufmann pour s’approcher d’emblée d’une voie que d’aucuns jugent introuvable : capter toute l’essence poétique et spirituelle de ces Lieder sans les désincarner, leur apporter de la vie, du sang et du nerf sans dénaturer un style qui perdrait de sa force et de sa beauté si on lui ôtait sa part d’austérité, cela n’a-t-il pas tous les aspects d’une gageure bien ardue à réussir ? Ce qu’à bien des égards on aurait raison de croire presque infaisable, Kaufmann le fait, avec un naturel confondant.
Le résultat ? Des pianissimi impalpables côtoyant les forte les plus virils, sans que jamais l’on ne soit en mesure d’émettre le moindre doute sur la profonde pertinence d’un tel jeu de nuances, un « Mein ! » à l’euphorie aussi contenue que contagieuse, un sens de l’articulation et de l’allitération aux effets comiques soigneusement maîtrisés, dans un « Eifersucht und Stolz » où Kaufmann peut bien nous faire rire : il sait pertinemment qu’immédiatement après, avec «die Liebe Farbe », il suspendra à ses lèvres une salle comblée d’émotions. Et un public aux anges. Rompant la règle tacite qui veut qu’après un cycle complet de Lieder on ne rajoute plus une seule note de musique, mais restant fidèle à Schubert, Kaufmann, à la demande générale, consent quatre bis, où il ne cède rien de son exigence habituelle : « Der Jüngling an der Quelle », qui sollicite sans pitié le registre aigu, laisse la salle dans un état de concentration peu coutumier à l’heure des rappels. « Der Lindenbaum », quelques minutes plus tard, sonne lui comme la plus belle des promesses : à quand un « Winterreise », pour ce Liedersänger à l’inestimable originalité ?
Clément Taillia