La production de Denis Podalydès a dix ans cette année. Acclamée dès sa création en 2012, elle est devenue un classique, montée maintes fois en France – y compris à Chambord où la comédie-ballet fut initialement créée – ainsi qu’à l’étranger, tandis qu’une captation est sortie en DVD en 2014.
Dix ans plus tard, on peut dire que cette production est toujours aussi théâtralement efficace. La puissance comique et poétique de Denis Podalydès, secondé par Laurent Podalydès et Emmanuel Bourdieu, illumine l’œuvre de part et d’autre, lui qui fait du Bourgeois un être certes ridicule mais aussi sincèrement admiratif des arts et curieux de tout. À cet égard, chaque scène et chaque réplique recèlent une petite trouvaille qui regorge d’intelligence ou de comique, dans un art du rythme et de la précision.
L’aménagement de l’espace, que l’on doit au scénographe Eric Ruf, assisté par Delphine Sainte-Marie, impose en arrière-plan l’intérieur en bois de la maison de la famille Jourdain qui se révèle efficacement imbriqué aux déplacements des acteurs de par ses divers étages. Le travail des lumières de Stéphanie Daniel convoque parfois celles de la salle même de l’Opéra, induisant un brouillage intéressant des frontières entre scène et spectateurs. Enfin, les costumes de Christian Lacroix, secondé par Jean-Philippe Pons, sont somptueux, en particulier ceux du Maître de musique et du Maître de danse, trouvant un bel équilibre entre la réalisme historique et la créativité poétique. Les maquillages et coiffures de Véronique Soulier-Nguyen sont du même acabit et concourent au grand soin apporté à l’aspect visuel du spectacle.
© Pascal Victor
L’ensemble de la distribution est particulièrement homogène, malgré le grand nombre d’acteurs. Le Monsieur Jourdain de Pascal Rénéric crève la scène ; débordant d’énergie, son sens du rythme et du comique le trouvent toujours sur un subtil équilibre qui ne verse pas dans l’excès. Isabelle Candelier incarne de son côté une excellente Madame Jourdain, touchante dans ses récriminations et jalousies bien fondées. Thibaut Vinçon et Leslie Menu campent à la perfection le couple de jeunes premiers Cléonte-Lucile, qui brillent notamment lors de leur scène de qui pro quo, que Podalydès propose de répéter en boucle, jouant sur un comique de répétition très efficace.
La Nicole de Manon Combes est dotée d’une puissance comique dévastatrice et vole la vedette à plus d’une reprise. En Covielle et Maître tailleur, Jean-Noël Brouté est également très convaincant, même si le couple formé par lui et Combes n’est pas des plus crédibles. De son côté, Julien Campani est un aussi magnifique Maître de Musique qu’un espiègle Dorante, tandis qu’Elodie Huber propose une Dorimène alliant subtilité et débordements maîtrisés, notamment lors de la scène du dîner. Le reste de la distribution est tout aussi juste, les maîtres de philosophie et d’armes Francis Leplay et Nicolas Orlando se démarquant eux aussi par la force de l’interprétation, tout comme les interventions de Laurent Podalydès ou d’Olivier Lugo.
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Dix ans plus tard, l’alchimie entre théâtre, danse et chant est toujours aussi radieuse, ce qui n’est pas rien, pour une comédie dont le premier acte met justement en scène un dialogue et une confrontation entre les arts. Le directeur musical Christophe Coin offre une vision éminemment enjouée et enthousiaste de l’œuvre : notamment, la Marche pour la Cérémonie des Turcs est sobre et enlevée, plus que solennelle et martiale, comme on peut parfois l’entendre, ce qui est davantage raccord avec l’esprit de l’œuvre. L’orchestre est situé sur scène, ce qui l’ancre dans le dispositif théâtral de façon organique. Les solistes de l’Ensemble La Révérence déploient une performance étonnante de précision et de beauté tandis que leurs quelques interactions avec les acteurs apportent une belle valeur ajoutée comique. Les quatre chanteurs, Romain Champion, Cécile Granger, Marc Labonnette et Jean-François Novelli se distinguent à la fois par une belle présence scénique ainsi que la totale maîtrise du style. En particulier l’émission de Cécile Granger est la définition de la voix typiquement et parfaitement baroque.
De son côté, la dimension ballet est constamment incarnée sur scène, par la présence quasi permanente des trois danseuses Windy Antognelli, Flavie Hennion et Artemis Stavridis. Les chorégraphies de Kaori Ito allient mouvements classiques et danses contemporaines tout en prévoyant également de très bienvenues interactions avec les acteurs, pour pousser encore plus loin les liens entre les arts. On en vient ainsi finalement à se demander comment il est d’ailleurs même possible de ne représenter que le texte sans les parties chantées ou dansées.
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Dix ans plus tard toutefois, la société a quelque peu changé et nous aussi. Rappelons que le Bourgeois Gentilhomme est ce qu’on appelle une « turquerie », œuvre typique de l’orientalisme en France et en Europe au XVIIe siècle. Plus encore, dans le contexte de la rivalité entre l’Empire français et l’Empire Ottoman, cette comédie a été précisément conçue pour tourner en dérision le peuple et la culture turques, à la suite la visite de Soliman Aga, ambassadeur turc, dont les réflexions sur l’habit du Roi auraient été perçues comme humiliantes et insultantes par le Roi Soleil. Et pendant toute la seconde partie de l’oeuvre, certains personnages, pour tromper Monsieur Jourdain, se font passer pour Turcs de façon grotesque, « parodient » la langue turque et multiplient les représentations rabaissantes pour faire rire.
Or la mise en scène de Denis Podalydès s’engouffre dans une approche très premier degré du burlesque et de la parodie, sans rien faire de la dimension orientaliste du texte qui n’est jamais véritablement questionnée, remise en perspective ou retournée face à ces personnages « se déguisant » en Turcs et pratiquant, dans cette mise en scène, le black face. Il n’est pas vraiment mis en évidence que le texte traduit la conception d’une époque et aucune réflexion sur ce point n’est ainsi proposée. Corriger les mœurs en riant, disait Molière : avec cette production, nous avons le rire, et c’est tout. C’est dommage car il n’y aurait qu’un pas pour que nous puissions aussi parvenir à nous moquer des moqueurs…
Il n’est bien sûr pas question de dire qu’il ne faut pas représenter cette pièce, mais les quelques rires gênés dans la salle laissent deviner qu’il y a ici un impensé et, in fine, une forme de perte de sens. Or passer sous silence cette dimension n’est en l’espèce pas possible car le contexte de création de l’œuvre rattrape évidemment quiconque veut mettre en scène la deuxième partie du spectacle. La tâche est loin d’être impossible et l’Opéra de Paris a d’ailleurs brillamment démontré, en 2019, avec ses Indes Galantes qu’il était justement parfaitement possible de représenter une œuvre « orientaliste » en mettant en perspective cette dimension de façon réfléchie et artistiquement aboutie, le tout sous les applaudissements du public.