Du « cabaret » annoncé, nous retiendrons la liberté des interprètes, la forme et, pour part, le répertoire. Le « Faune », par-delà le prélude orchestral dans toutes oreilles, a fréquemment inspiré Debussy. C’est autour de ces œuvres vocales et pianistiques que le programme est organisé. La première partie, exclusivement debussyste, s’enchaîne naturellement au pot-pourri (« Medley pianistique »), citations de Claude de France, pour déboucher sur quelques emprunts au répertoire du music-hall du siècle passé, et retrouver enfin l’atmosphère initiale.
La proposition renouvelle radicalement l’audition, non point tant par son contenu que par sa formulation. Ni récital, même si le programme en relève, ni scène lyrique, malgré toutes les composantes rassemblées, nul ne peut rester indifférent à cette réalisation inclassable. Enfants, adolescents, abonnés grisonnants, chacun en fait son miel, pour des raisons variées. L’esthète s’en sera régalé par son intelligence musicale et dramatique, le novice pour sa magie envoûtante et renouvelée.
Extraordinairement riche, malgré son dépouillement, animé malgré son apparent statisme, ses ralentis et ses silences, raffiné, abouti, construit autour de la musique, et pour elle, le show fait judicieusement appel à tous les moyens visuels et sonores, avec légèreté, pour nous envoûter. On est en dehors du temps, dans un univers où les marges, l’insaisissable, l’ineffable sont porteurs de poésie et d’émotion. Comme la musique qu’il sert, immatériel, fragile et fort, d’une exigence minutieuse, nous tenons là un spectacle d’exception. La note d’intention se résume ici à une simple page, rédigée par nos deux musiciens complices. Véritable manifeste poétique autant qu’introduction au spectacle, elle mériterait d’être reproduite tant elle est juste, d’une langue savoureuse.
De l’obscurité dont surgit et à laquelle retourne cette parenthèse, les lumières inventives dans leur retenue et leur à-propos (Steeve Dechelotte) vont jouer un rôle essentiel, sculptant les mains, les corps, les estompant, les faisant disparaître ou réapparaître. La mise en scène et une direction d’acteur qui confine à la chorégraphie sont signées (Stéphane Vérité). Le véritable ballet auquel nos deux musiciens-acteurs vont se livrer relève du grand art. Par sa nature même, un tel spectacle résiste à toute description. Nous nous contenterons donc du point de départ : Dans un noir absolu, le sol jonché de feuilles aux couleurs automnales, un piano et un pianiste en chemise blanche, une baignoire, évidemment blanche, d’où s’extraient une jambe, puis un bras, également chaussés. De noir vêtue, pour réapparaître là où on ne l’attend pas, dans d’autres costumes, parfois étranges, la cantatrice-Faune jouera de toutes les ressources de cette baignoire. Surréaliste, onirique, sensuelle, dépourvue de trame narrative à proprement parler, c’est une succession d’atmosphères, soigneusement enchaînées, avec des progressions, des éclats, mais surtout des silences qui créent les attentes d’une musique distillée dont on se délecte.
Malgré l’articulation exemplaire du chant, il n’est pas sûr que les auditeurs qui découvrent Verlaine en aient toujours perçu la richesse poétique, si bien servie par Debussy. Par contre, la prosodie des chansons, comme leur forme à refrain, sont propres à ce que chacun mémorise « Ah ! quel plaisir quand on vous aime comme ça ! », au sens explicite… Les interprètes s’y déboutonnent avec un plaisir évident, et partagé (1).
On avait oublié le disciple d’Alain Planès pour le chef. Nicolas Krüger s’est pleinement approprié Debussy (2). Il est Debussy, tout Debussy, celui qui écrit ses chefs-d’œuvre, mais aussi celui qui fréquente Le Chat noir. La clarté du jeu, ses couleurs, son sens de la ligne séduisent d’emblée, qu’il joue un prélude ou accompagne sa partenaire. La voix de Romie Estèves impressionne autant que son jeu : un mezzo d’acier aux graves cuivrés, homogène avec un aigu doré et ductile, l’élégance comme un soupçon de gouaille, servies par une santé vocale évidente. Un travail d’équipe où chacun aura joué sa partition, avec humilité, pour servir pleinement le projet de nos deux musiciens. Bien sûr, mise en scène, lumières, dont nous avons déjà parlé, et un discret bruitage en parfaite adéquation avec le déroulé (Clément Tranchant), sans oublier les beaux costumes, seyants, classiques comme originaux de Danièle Barraud, c’est un plaisir constant, qui nous tient en haleine, en une symbiose rare avec le propos musical.
L’association de répertoires de registres différents, pour n’être pas fréquente, a été déjà illustrée en récital (3). Ce soir, la dimension visuelle, poétique, chorégraphique a valorisé l’oeuvre debusyste du plus beaux des écrins. Le spectacle a fait l’objet d’une captation vidéo professionnelle. Outre sa promotion, espérons qu’elle participe à la diffusion la plus large de cette expérience singulière et captivante.
(1) Hélène Delavault, en des temps maintenant anciens (1990) chantait avec délectation ce répertoire, tout en cultivant la mélodie « classique ». Mais c’était en récital, ou au disque.
(2) On se souvient ainsi d’un extraordinaire Pelléas et Mélisande, donné ici même, en novembre 2019.
(3) Carine Séchaye, Mélody Louledjian, Marina Viotti, entre autres, le pratiquent avec bonheur.