Si Zemlinsky (1871-1942) est loin d’être un inconnu à l’Opéra de Lyon, qui a donné deux fois déjà Une tragédie florentine (en 2007 et en 2012), ainsi que Le Nain en 2012, Le Cercle de craie (Der Kreidekreis), son septième opéra, est une découverte et même une création en France. Depuis ses premières représentations – en 1933 à Zurich et en 1934 en Allemagne, malgré l’hostilité du régime nazi –, l’œuvre n’avait été reprise que sporadiquement (1955 à Dortmund, puis 1983 à Hambourg, 1997 à Heidelberg et enfin 2003 à Zurich pour son soixante-dixième anniversaire).
Gageons que sa révélation au public français suscitera un regain d’intérêt pour une œuvre riche, subtile, dont la musique tour à tour lyrique, expressive – voire expressionniste – et épique fait alterner l’intimité des dialogues et l’agitation des scènes publiques, de même qu’alternent théâtre parlé (voix seule), mélodrame (voix accompagnée de musique) et parties chantées.
Dans ce qui apparaît ainsi comme un avatar du singspiel mâtiné d’esprit de cabaret des années 20 du vingtième siècle, le talent des comédiens et la qualité de la diction sont essentiels. D’autant que le livret est taillé par Zemlinsky dans le texte même de la pièce de Klabund créée en 1925 et qui fut l’un des plus importants succès de théâtre de l’époque. Chez Klabund, déjà, se trouvent la dimension exotique d’une Chine imaginaire propre à cacher tout en la révélant la critique sociale et politique la plus acerbe, la violence des puissants, la vertu des humbles, la beauté des échanges amoureux, la révolte des opprimés et la contagion du mal.
Richard Brunel a opté pour une mise en scène particulièrement mobile, avec la fréquente présence de groupes de personnages se déplaçant rapidement en tous sens, contrastant avec un décor (Anouk Dell’Aiera) très lisible, loin de toute sophistication. Fait de cloisons pivotantes, de voilages et de vitrages, il présente simultanément plusieurs perspectives, différents plans qui se complètent ou s’opposent, rendant vain tout jugement manichéen sur les personnages. C’est efficace, sans chercher à être à tout prix spectaculaire : ainsi, la maison de thé tenue par l’ancien bourreau Tong est devenue un lieu de prostitution contemporain équipé d’un karaoké ; l’annonce de la mort de l’empereur et de l’avènement du prince Pao se fait par le truchement d’un journal télévisé diffusé sur un écran.
La fluidité des transformations de la maison de Ma (vue de l’intérieur puis de l’extérieur), la présence oppressante de la salle d’exécution derrière une vitre à l’acte III (saisissant ajout au livret qui rappelle aux contemporains ce que signifie aujourd’hui la peine de mort – alors qu’elle était perçue autrement, et immédiatement, par le public de 1933), le paysage de neige enfin où passe à l’arrière-plan, comme dans un rêve, l’enfant de Haitang sur un cheval, sont des effets dont la force réside dans une forme de sobriété. Il faut signaler la beauté des lumières (Christian Pinaud) dont les variations composent de magnifiques tableaux, et les nuances et gradations observées dans les costumes (Benjamin Moreau), du clair à l’obscur.
© Jean-Louis Fernandez
L’écrin somptueux que constitue la musique de Zemlinsky, servie avec puissance et élégance par la direction de Lothar Koenigs à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, fait paraître un peu pâle la prestation de Paul Kaufmann dans le rôle du tenancier Tong, notamment dans le discours parlé qui requiert une grande clarté d’élocution.
Mais les personnages féminins s’affirment, dans les textes parlés comme dans le chant : pour le premier air, très enlevé, Josefine Göhmann s’illustre en fille-fleur (« Blumenmädchen » – chez Klabund la référence à Parsifal est évidente, Tong tenant lieu de Klingsor). Puis la mezzo Doris Lamprecht émeut en Madame Tschang (la veuve éplorée du jardinier qui s’est pendu, victime de la cupidité de Ma). Enfin Ilse Eerens s’impose d’emblée en Haitang, sa fille, vendue d’abord à Tong, puis au mandarin Ma (responsable du suicide de son père), alors qu’elle s’est éprise du prince Pao. À l’image de l’héroïne, Ilse Eerens fait preuve d’une maîtrise parfaite des registres émotionnels illustrés par l’écriture du chant, passant avec aisance de la supplique au jeu de courtisane, de la souffrance à l’expression du bonheur. Nicola Beller-Carbone campe avec superbe le rôle de la méchante – Yü-Pei, première épouse de Ma, qu’elle empoisonne en accusant Haitang du crime et en s’appropriant son enfant. Ses tenues vestimentaires à la Cruella soulignent l’acuité des intonations et la justesse de l’incarnation vocale autant que scénique.
Du côté des hommes, le personnage du mandarin Ma pâtit un peu d’être transformé en proxénète, mais le baryton-basse Martin Winkler possède l’abattage nécessaire et révèle surtout au deuxième acte ses qualités de chant, de diction et de projection qui mettent en valeur un timbre de bronze. Lauri Vasar, annoncé ce soir souffrant, joue sur scène le rôle de Tschang-ling, le frère révolté de Haitang. Il est doublé avec talent, côté jardin, pour le chant et le texte parlé, par le baryton allemand Florian Orlishausen qui donne aux inflexions violentes du personnage le volume et la tension nécessaires, tout en conférant à son chant la douceur émouvante qui caractérise les retrouvailles avec sa sœur Haitang dans le troisième tableau.
De la poésie qui émane du prince Pao dans la pièce et le livret, il ne reste pas grand-chose, hélas, sur scène, priorité ayant été donnée à la critique sociale et politique, au risque de dépouiller les personnages d’une part de l’humanité que leur avaient donnée Klabund et Zemlinsky. Agité et brutal à l’acte I, lorsqu’il est censé être tombé sous le charme de Haitang, engoncé dans son grand manteau et maladroit, une fois devenu empereur, à l’acte III, lorsqu’il prononce le second jugement du cercle de craie, le ténor Stephan Rügamer peine à convaincre, en raison peut-être de ce parti pris de mise en scène. Sa voix puissante et sa diction aisée révèlent pourtant des potentialités qui auraient pu être mieux utilisées.
Tschao, le juge auxiliaire et amant de Yü-Pei, est incarné fort honorablement par le baryton-basse Zachary Altmann, tandis que le numéro de duettistes des deux coolies est impeccablement joué par Luke Sinclair et Alexandre Pradier. Le rôle entièrement parlé du juge débauché et corrompu Tschu-Tschu, le seul qui soit véritablement une caricature dans le livret, est tenu avec verve et force pitreries par le comédien Stefan Kurt, conformément à l’esprit de l’œuvre.
Lors des derniers accords de l’opéra, la dernière image se charge de dissiper l’adhésion tentante à la fin heureuse du conte (Haitang épouse l’empereur qui reconnaît son fils comme le sien) – ou plus exactement, elle crée une distorsion entre d’une part la musique, qui s’achève dans le triomphe sonore de la puissance de l’amour et d’un pouvoir juste et sage, et d’autre part la leçon de la fable, grinçante et réaliste, donc pessimiste.
Fallait-il faire du Cercle de craie (dont Brecht ne s’inspirera que quinze ans plus tard pour Le Cercle de craie d’Augsbourg avant d’écrire en 1945 sa pièce Le Cercle de craie caucasien) un opéra didactique ? C’est en tout cas le choix qui a été fait ici et suivi avec cohérence. S’y superposent de manière entêtante l’opulence de l’orchestration de Zemlinsky, les arabesques orientalisantes de ses lignes mélodiques, l’exotisme des timbres et l’hybridation de néo-classicisme, d’expressionnisme musical et de jazz.