Jonas Kaufmann l’a dit à Audrey Bouctot dans l’entretien qu’il vient de lui accorder : s’il admire Fritz Wunderlich, il a toujours envié les alti et les barytons qui reçoivent ce que Le Chant de la Terre offre de plus profond, de plus exigeant et de plus introspectif.
Avec le Philharmonique de Vienne, dans une mini-tournée entre l’Autriche et la France et, dit-on, en préambule d’un disque prévu par Sony, Jonas Kaufmann réalise un rêve autant qu’il prend un risque. Maîtrisé, comme prévu. Constance dans la précision des phrasés et versatilité dans les couleurs et les expressions, éloquence de la diction mais superbe legato, le ténor déploie un chant de maître dont l’excellence nous est bien coutumière, et chaque mesure fait se dire au spectateur qu’aucun autre artiste ne pourrait faire autant, ni surtout aussi bien. L’endurance, la concentration, l’intelligence, la sensibilité… Tout est admirable et tout est imprégné d’une maturation de l’œuvre aussi récente que profonde, donc stupéfiante. De taille, ce défi est bien au niveau de Kaufmann.
Mais est-il pour autant à la hauteur de Mahler ? Lorsqu’il compose ce qu’il appela une « Symphonie pour ténor, alto (ou baryton) et grand orchestre », Mahler, qui vient de perdre sa fille aînée, entame une série d’œuvres des plus introspectives, conclues par la 9e Symphonie puis par la 10e, inachevée. Lui qui n’entendra jamais Le Chant de la Terre semble avoir longuement réfléchi à la répartition des voix, confiant aux tessitures graves les mouvements où l’atmosphère « Vienne fin-de-siècle » s’épure dans la mélancolie et où les explorations harmoniques sont les plus audacieuses. Ces frictions, ces décalages, ces écarts d’où l’on perçoit l’agonie d’un monde, Kaufmann ne peut, malgré tout son talent, les incarner à lui tout seul, d’autant plus qu’il ne sort pas tout à fait indemne d’une soirée si éprouvante. Ses détracteurs vont devoir cesser de le comparer à un baryton : l’accélération centrale de « Von der Schönheit » montre un grave écrasé et « Der Einsame im Herbst », tressé d’incroyables nuances, est si discrètement projeté qu’on en oublierait qu’une nuance, c’est tout de même fait pour être entendu. Evidemment, les teintes cuivrées du timbre flattent « Der Abschied » et la voix, presque à nu, devient alors le visage de toute la tristesse du monde (« wohin er führe und auch warum es musste sein »). Mais malgré tout, et même si le premier mouvement débute timidement, ce sont dans les pages écrites pour sa voix que Jonas Kaufmann convainc sans aucune réserve : « Von der Jugend » et « Der Trukene im Frühling » sont d’une telle aisance, d’un tel naturel qu’ils constitueraient presque le sommet de la soirée.
A égalité avec le long interlude précédant les dernières strophes de « Der Abschied », où Jonathan Nott obtient des Wiener Philharmoniker ce qu’ils peuvent faire de mieux – du sublime. Comme dans Mort et Transfiguration et Coriolan avant l’entracte, le remplaçant de Daniele Gatti refuse l’emphase et le pathos, mais s’autorise avec bonheur des articulations rythmiques qui exaltent les couleurs en laissant s’épanouir d’infinies variétés de timbres. Si merveilleusement servie par l’orchestre, sa battue rigoureuse n’est plus seulement la représentante d’une école analytique ou objective ; elle révèle, sans jamais rien exhiber, d’intenses moments de poésie. Là encore, un beau défi fièrement relevé.