S’il est une œuvre emblématique de l’esprit des Lumières, c’est bien cette « âme du philosophe », car même si le titre est obligeamment complété de la mention du mythe d’Orphée, ce dernier est prétexte à tout autre discours, ce que Haydn lui-même précisait dans une correspondance en préambule à une représentation… qui n’eût jamais lieu. Interrompue par la force publique au cours de la première répétition, l’œuvre ne fut créée sur scène qu’en … 1951, avec Maria Callas en Euridice. On conçoit que le livret, par ailleurs souvent maladroit, notamment dans la longue première partie, ait pu gêner aux entournures George III, nouvel hôte d’un Haydn émigré en Angleterre sur la promesse d’œuvrer pour le King’s Theatre. En pleine révolution française, Baldini se sert du mythe d’Orphée pour une fable philosophique ouvertement militante: retour à la version d’Ovide avec un Orphée déchiré par les Bacchantes ; mise en place, au lieu d’Aristée, d’un personnage muet, Arideo, symbole du fatum opposé à la volonté ; apparition du père d’Euridice, Creonte, sage philosophe prodigue en maximes, qui déclare à Orphée : « Modère tes désirs, cherche dans la philosophie ton salut » ; présentation de l’Enfer comme cénacle de ceux qui n’ont su trouver la sagesse ; enfin échec d’Orphée, incapable de dominer ses pulsions, malgré l’aide d’une messagère devenue Genio, guide spirituel autant que géographique dans les méandres de l’en-bas.
De cette profession de foi pour les Lumières, Alita Baldi combine astucieusement les données initiatiques intemporelles et l’ancrage historique, donnant le maximum de ce que peut offrir le texte. Dans un décor quasi maçonnique, fortement inspiré des utopies de Ledoux, les idées compensent un dépouillement qui se veut propice à la philosophie : cercle central cosmogonique, alternant astres brûlants et abstractions géométriques, escaliers symboliques de l’accession à la Sagesse, bancs devenant colonnes d’un temple imaginaire. Creonte, non content d’être le père d’Euridice, devient aussi un professeur du Cercle des Philosophes Interdits. Arideo, pour être muet, n’en est pas moins éloquent en muscadin prétentieux. Les autres costumes sont intemporels, sauf celui des Bacchantes, en amazones parisiennes contre-révolutionnaires et provocantes, et surtout, belle idée, les camisoles de force d’un chœur des enfers devenus asile pour les « esprits aliénés ». Euridice elle-même ne meurt pas du serpent (échappé de la collection de spécimens de son savant de père…), mais en devient « aliénée » au sens premier, car qu’est-ce que la mort sinon l’absence à soi-même et aux autres. La vraie mort viendra du regard d’Orphée.
Il est bien dommage de voir ces belles idées scéniques contredites par un chant décevant. La partition, sans être au niveau du meilleur Haydn, mais riche notamment d’ariosos éloquents, recèle pourtant de vraies beautés comme la déploration d’Orfeo après la mort d’Euridice. Mais les titulaires des deux rôles titres déçoivent : Joseph Cornwell, membre remarqué de nombreux consorts vocaux de premier plan, a un timbre brillant, mais bien peu d’engagement dramatique et d’aisance scénique, pour un personnage il est vrai un peu inconsistant, oscillant entre héroïsme larmoyant et pleutrerie. Hjördis Thébault est touchante mais recèle quelques faiblesses vocales en première partie. Il faut le Creonte juste et somptueux de Pierre Yves Pruvot, et surtout la leçon de vocalises d’Isabelle Poulenard, pour relever le plateau soliste. En fait, la révélation de la soirée est celle du chœur de l’Atelier des Voix, issu de la belle initiative d’insertion professionnelle pour chanteurs du Nord-Pas-de-Calais, sous la direction de Benoit Haller. Très mobile scéniquement, il montre une belle homogénéité, et chaque membre se voit doté de courtes interventions solistes réussies. Direction très attentive aux équilibres et aux couleurs de la part de Jean-Claude Malgoire.
Sophie Roughol.