Dans son premier film en tant que réalisatrice, Agnès Jaoui montrait un chef d’entreprise entraîné malgré lui à une représentation théâtrale. « Et en plus, c’est en vers ! », s’exclamait-il en découvrant que l’œuvre en question était Bérénice de Racine, juste avant de tomber éperdument amoureux de l’actrice tenant le rôle-titre. En découvrant la Bérénice que propose l’Opéra de Tours, comment ne pas s’éprendre de la musique de Magnard ? Et en plus, c’est chanté ! Merci à Tours d’avoir eu le bon goût de remonter une œuvre aussi rare, que jusqu’ici seul l’opéra de Marseille avait eu le courage d’offrir en version scénique en 2001, après sa recréation en 1990 à Montpellier. Eh oui, ces œuvres qu’on désespère de voir à Paris – Le Roi Arthus sera l’an prochain l’exception qui confirme la règle –, il faut prendre le train pour aller les savourer ailleurs, là où les autres ont meilleur goût que dans la capitale.
Tout cela ne va pourtant pas de soi, et le début de la représentation laisse parfois perplexe. Premier étonnement : cette œuvre, au wagnérisme revendiqué par le compositeur (Magnard déclarait en 1909 « Ma partition est écrite dans le style wagnérien »), frappe bien plutôt par sa transparence, par le côté guilleret de son ouverture, avec son petit thème Star Wars qui correspond au désir d’évasion de Titus. Jean-Yves Ossonce, dont on sait l’attachement à ces œuvres rares, puisqu’on lui doit les enregistrements du Cœur du moulin de Séverac, du Pays de Ropartz (Timpani) ou de la Briséis de Chabrier (Hypérion), conduit d’une baguette fluide l’Orchestre symphonique de Tours dans les méandres de la partition de Magnard, au caractère changeant, aux combinaisons de timbres raffinées. Deuxième étonnement : le statisme imposé aux personnages par la mise en scène, dans un décor assez banal (colonne et escalier). On se demande d’abord si une version de concert n’aurait pas été préférable à cette immobilité des dames et à ces vains mouvements des messieurs. Mais cette impression se dissipe bientôt, et l’on reconnaît à Alain Garichot le grand mérite de refuser toute gesticulation grandiloquente ou redondante, et de savoir exactement ce qu’il peut exiger de ses interprètes. Les parois latérales du décor se resserrent d’acte en acte, les lieux sont indiqués avec une belle économie de moyens, jusqu’à l’épure totale du dernier acte, qui suggère la trirème plus qu’il ne la montre, loin des péplums pesants que certains metteurs en scène se croient encore tenus de nous infliger dans ce répertoire. Les costumes associent lignes antiques et époque de la création de l’œuvre : si Titus ressemble plus à un militaire de la Belle-Epoque, ce qui nous évite les toges souvent ridicules, Bérénice associe le drapé classique à un manteau de velours digne de Poiret. Et quand l’héroïne sacrifie sa chevelure, sur les dernières mesures de l’opéra, Alain Garichot laisse au spectateur le soin d’imaginer son geste, ce qui nous épargne tout moment de grand-guignol comme lorsque certaine Guenièvre récente se suicidait en enroulant ses cheveux autour de son cou. Cette sobriété a le grand mérite de laisser la musique s’épanouir et s’imposer aux oreilles, sans concurrence visuelle superflue.
Et les oreilles ont fort à faire, tant Albéric Magnard les envoûte. On sait depuis quelques années que Catherine Hunold est l’artiste la plus à même de restituer cette musique, qui exige un format vocal imposant, dont l’école de chant française semblait impuissante à produire depuis quelque temps. On pourrait lui reprocher des graves pas toujours très audibles – mais peut-être l’orchestre a-t-il tendance à jouer un peu fort –, des mots pas toujours aussi nettement articulés qu’on le voudrait, mais tout cela se met en place au fil de la soirée et le dernier acte nous la montre absolument souveraine, impériale dans son incarnation. Jean-Sébastien Bou trouve en Titus un nouveau rôle à ajouter à son palmarès : diction parfaite, présence scénique, maîtrise de la tessiture. Tout juste lui reprochera-t-on une curieuse tendance à attaquer les aigus sur la même note que la syllabe précédente, pour glisser jusqu’à la note voulue. Antoine Garcin campe un inflexible Mucien, avec toute la noirceur souhaitée dans les graves. Avec Lia, Nona Javakhidzé écope d’un personnage plus secondaire, un de ces rôles de nourrices-contraltos que l’on a aujourd’hui bien du mal à distribuer. Parmi les trois choristes sollicités pour tenir les rôles plus épisodiques, on saluera en particulier le ténor sonore de Mickaël Chapeau en officier. Maintenant, qui aura la bonne idée de reprendre Bérénice, qui aura la tout aussi bonne idée de l’enregistrer pour en perpétuer la magie ? Avis aux maisons d’opéra et aux labels de disque, qui doivent néanmoins se dépêcher pour profiter du centenaire de la mort de Magnard, décédé le 3 septembre 1914, non pas au combat, mais dans l’incendie de sa maison qu’il avait tenté de défendre lui-même contre l’ennemi.