Toute la difficulté du Marteau sans Maître tient dans cette antinomie : être en capacité de pouvoir dilater et à la fois contracter le temps en le libérant du phrasé ; c’est-à-dire être en phase avec le geste sonore boulézien. Tout est affaire de paradoxe dans cette œuvre d’une fragilité de cristal. Il faut parvenir à concilier la poésie virtuelle intrinsèque à la voix, et la résilience du son au sens premier du mot qui fait référence à la résistance des matériaux. Il convient donc d’appréhender la syntaxe instrumentale d’un strict point de vue mécanique par rapport au chant qui s’en fait la continuité, mais incarnerait plutôt la légitimité organique. Les protagonistes de l’Ensemble Orchestral Contemporain, sans s’écarter de la lettre, nous font pénétrer au cœur de la plasticité de la cellule sonore qui lie et structure la séquence musicale en un tout cohérent et indissociable. Samedi lors du concert de clôture du 18e Festival Musiques Démesurées à Clermont-Ferrand, Daniel Kawka est parvenu à traduire cette extrême tension contenue dans la brièveté de l’instant sonore. Il y ajoute une dimension onirique conjuguée à l’ensemble de la phrase musicale qui s’épanouie avec la voix, idéalement servie par Marie Fraschina dans l’intimité du Théâtre du Petit Vélo.
Le chef de l’EOC atteint à une quasi fusion du fragment sonore dans la séquence qui le porte, à la manière d’un fondu-enchaîné. Mais chaque cellule conserve son autonomie et sa singularité. Elle articule et structure l’ensemble à travers un parcours extrêmement ordonné jusqu’à donner l’illusion d’une totale liberté. L’acuité de cette interprétation rend en quelque sorte caduque la contrainte sérielle que l’on a pu qualifier de pointillisme musical. Sous la gestique souple dans l’intention mais d’une précision métronomique quant au résultat, Kawka dessine un espace musical d’une précision mathématique. On suit visuellement la mise en place de ces éclats, de ces tesselles sonores sous les mains de ce mosaïste scrupuleux jusqu’à ce que l’œuvre s’impose dans sa fulgurance. Il conduit son auditoire dans une errance heureuse sans autre finalité que la fugacité de l’instant surpris. L’acmé en est la voix.
© Musiques Démesurées
Elle vient en inscrire le sens dans le paroxysme poétique des vers de René Char. La mezzo dessine l’espace syncopé d’un imaginaire qui nous échappe mais où les rêves se retrouvent. La souplesse de son registre exacerbe le flux boulézien pour le faire progresser dans une apparente diffraction. La logique harmonique se déploie pourtant sans rupture, dans la parfaite intelligence d’une articulation des registres émotionnels. La voix crée et défait dans l’éphémère un continuum dans lequel alternent un temps plein et minutieusement ordonné et un temps kaléidoscopique, strié.
Passée par le théâtre, la musique ancienne, le jazz, l’improvisation, nourrie de multiples expériences, sa sensibilité se joue jusqu’au vertige des acrobaties vocales imposées par cette page complexe. Artiste virtuose, elle jongle entre âpreté teintée de douceur, et fugaces accents d’une pudique souffrance contenue. L’expressivité sévèrement gérée des fréquences d’émission lui ouvre des couleurs d’une minéralité traversée de liquides nostalgies. Mélismes de « L’artisanat furieux », syllabisme des « Bourreaux de solitude », parlé-chanté du « Bel édifice et des pressentiments » et son double, bouche fermé, confèrent à son chant une densité inouïe. On évolue dans une vision plus sensible aux accents debussystes du Pelléas et Mélisande que référencée au Schönberg du Pierrot lunaire. Moralité : Le Marteau peut plus que jamais passer de mains en mains…