Créé avec succès à Dublin en 1742, Le Messie suscita quelques mois plus tard à Londres une levée de boucliers. Le public anglais, moins enclin à la permissivité, estima inconvenant la présence de chants religieux dans un théâtre. Autre temps, autre mœurs : nul aujourd’hui ne s’indigne d’applaudir l’ouvrage dans l’auditorium de la Grange au Lac, en ouverture des Rencontres Musicales d’Evian. Il faut dire que depuis le 18e siècle, tant de « Hallelujah » jubilatoires ont résonné sous des voutes et coupoles profanes que l’on en oublie le caractère sacré de ce qui demeure l’oratorio le plus célèbre de Haendel.
En l’absence d’enjeu spirituel, une fois admise l’insuffisance dramatique du livret, il s’agit de trouver une cohérence musicale à cet assemblage de numéros disparates, architecturés en un savant dosage de couleurs vocales et instrumentales. Attisée par les innombrables possibilités qu’offre la partition, grande est souvent la tentation de l’emphase. C’est l’approche inverse qu’adopte ici Christophe Rousset, conforté en son choix par une indispensable prudence sanitaire. Une vingtaine d’instrumentistes, un chœur réduit à l’essentiel aident à construire un édifice qui tient moins de la cathédrale que du temple janséniste. Ce nombre limité d’intervenants rend encore plus admirable la manière dont le chef parvient à étager les contrastes. En une cohésion inaltérable, le chœur de chambre de Namur parcourt tous les échelons de l’échelle sonore d’un pas alerte. La précision des attaques compense dans les fugues la relative aridité des entrées de chaque pupitre. Avec un effectif aussi limité, l’union fait la force : appuyé par la trompette éclatante de Russel Gilmour, le chœur n’est jamais aussi convaincant que lorsqu’il chante à l’unisson. Si ce parti-pris d’un Messie écrémé d’une vaine pompe convainc, c’est aussi parce qu’il est assumé d’une baguette dansante par Christophe Rousset. Le chef a le sens du rythme et l’on sent derrière chaque numéro virevolter les influences, là françaises, ici allemandes ou italiennes lorsque Haendel choisit de traduire l’entrée des bergers par une aubade pastorale intitulée pifa, en référence aux musiciens ambulants romains (pifferari) qui, aux approches de Noël, donnaient de pieux concerts devant les images de la madone.
© Rencontres Musicales d’Evian
Les solistes prétendument choisis pour leur timbre l’ont été aussi pour leur format vocal. Pas de voix démesurées dans une distribution qui a le premier mérite de l’homogénéité, mais des chanteurs à l’agilité suffisante pour surmonter les exigences belcantistes de la partition. Des quatre interprètes, Nahuel Di Pierro, qui exerce régulièrement son agilité au contact du répertoire rossinien, est le plus imposant. Chacune de ses interventions laisse sur la toile sonore une empreinte profonde. C’est en deuxième partie à travers la ferveur charnelle d’un « he was despised » inspiré au point de susciter quelques applaudissements en fin de numéro que Christopher Lowrey emporte l’adhésion. Le soprano léger et l’œil mutin, Amanda Forsythe volète au-dessus de la partition tel un papillon aux ailes irisées. Jason Bridges est un de ces ténors baroques dont le chant, à défaut de couleurs prononcées, aime se confronter aux accidents d’une écriture escarpée. Tous participent à l’équilibre d’une approche saluée par le public avec un enthousiasme tel que le tube de la partition, « Hallelujah », est offert en bis, les quatre solistes joignant leur voix aux artistes du chœur.