Poignante évocation d’un monde qui se meurt, subtile évocation des questions liées à l’essence même de l’opéra, Capriccio est avant tout, comme le montre avec talent la mise en scène de David Marton, la mise en abyme d’un genre problématique. La discussion sur le primat du texte ou celui de la musique se double ici de la question du regard, indissociable de cette « conversation en musique ».
Grâce à un dispositif de coupe ingénieux, le public peut adopter successivement, voire simultanément, trois points de vue : celui de la scène situé côté jardin, celui de la salle représentée côté cour – dans un décor inspiré de la maquette de l’Opéra Garnier –, et celui, distancié, qui juxtapose les deux en les confrontant. Le regard du spectateur embrasse ainsi un ensemble d’éléments dont la réconciliation ou la synthèse voulue par la Comtesse ne peut être que fictive et illusoire. C’est de cette nostalgie d’une totalité impossible que se nourrit la représentation, marquant l’écart entre la hauteur du plateau où se produisent les chanteurs italiens avant de se jeter sur le buffet, et la salle aux fauteuils de velours et aux loges élégantes, où se déroule une discussion à mille lieues des contingences de la vie réelle.
Parmi les belles idées de cette mise en scène, la transformation progressive du plateau de scène en une sorte de jardin d’hiver, peu à peu envahi de plantes vertes, ménage une transition vers la méditation finale. Le reflet de Madeleine amoureuse n’est pas celui d’un miroir, mais une comédienne, image altérée de la Comtesse, portant les marques de l’âge que la Comtesse ignore. C’est que Capriccio est aussi, comme on sait, le testament lyrique de Richard Strauss dont la musique somptueuse, truffée de citations et de clins d’œil, est dans l’ensemble bien servie par l’Orchestre de Lyon placé sous la direction de Bernard Kontarsky. Même si l’on a le sentiment que plusieurs passages mériteraient davantage de nuances, on garde en mémoire l’interprétation sensible du sextuor initial, celle de l’octuor du rire, et la merveilleuse Mondscheinmusik particulièrement réussie dans sa poésie comme dans sa progression dramatique.
Dans ce contexte scénique et musical, la soprano Emily Magee est une très séduisante Madeleine, tant scéniquement que vocalement, même si les aigus sont serrés, semblant atteindre parfois leurs limites. Mais la diction est belle à défaut d’être toujours compréhensible, et le chant est émouvant. À ses côtés, la mezzo-soprano Michaela Selinger donne une interprétation très convaincante de la grande actrice qu’était Mademoiselle Clairon, avec une voix claire, une articulation parfaite et un phrasé idéal. Le Comte du baryton Christophe Pohl répond pleinement au rôle tel qu’il a été voulu par Strauss, avec une élocution soignée et un timbre chaleureux. Le ténor Lothar Odinius donne de Flamand une interprétation très posée, physiquement un peu statique, mais il est doté d’une voix souple et claire, avec de beaux aigus.
C’est à notre avis Lauri Vasar, entendu récemment sur la même scène lyonnaise dans le rôle titre du Prigioniero de Dallapiccola, qui est le plus remarquable des interprètes masculins de cette soirée : voix bien calibrée et expressive, grande aisance de l’émission dans tous les registres, timbre flatteur, à quoi s’ajoute une présence scénique époustouflante. Représentant du parti de la parole en tant que poète par opposition au musicien Flamand, le baryton estonien – par ailleurs diplômé d’alto –, ne s’empare pas moins d’un violon lors d’un échange verbal pour ponctuer son discours et ses arguments, vifs et animés.
On se demande en revanche si l’accablement qui saisit le directeur La Roche est la raison véritable de la voix fatiguée de la basse Victor von Halem, qui semble devoir fournir des efforts démesurés pour chanter son rôle. Excellent acteur qui se donne sans réserve, il possède une diction convaincante dans le long monologue qui se clôt sur son auto-épitaphe, mais le timbre rugueux et le souffle difficultueux trahissent une forme d’usure.
Le couple de chanteurs italiens est idéalement incarné par la soprano Elena Galitskaya et le ténor Dmitry Ivanchey, séduisants et fragiles dans leurs rôles de composition. Enfin, le baryton Christian Oldenburg est un Majordome d’allure juvénile mais d’une impeccable dignité et d’une grande élégance vocale autant que physique, dans un rôle certes secondaire mais à qui appartiennent les dernières paroles de l’œuvre.
Visible dès le début grâce au plan de coupe, Monsieur Taupe, le souffleur, interprété avec talent par le ténor François Piolino, est ici un personnage inquiétant, qui permet à David Marton de rappeler aussi le contexte historique de la création de Capriccio (1942). Dans son imperméable mastic et armé de son carnet, il surveille tout ce qui se dit et se fait dans l’opéra, surgit lorsqu’un paravent se renverse sur la scène pour inspecter les caractéristiques physiques des chanteuses et chanteurs. Loin de l’aspect lunaire de nombreuses interprétations, il est au contraire un représentant de la Gestapo, apportant une dissonance qui fait écho à celles de la musique dans la mesure où elle remet en cause le ravissement causé par l’évocation de la beauté sans toutefois l’effacer dans son essence.
Comment ne pas se rappeler alors que le livret, signé de Clemens Krauss et de Richard Strauss, était à l’origine une idée de Stefan Zweig, librettiste de La Femme silencieuse, qui signala en 1934 à Strauss le livret de Giambattista Casti, Prima la musica, poi le parole, composé par Salieri en 1786 ? Contraint de fuir son pays devenu nazi, Zweig se suicide en 1942 précisément, quelques mois avant la création de Capriccio, laissant un livre testament intitulé Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, dont la tonalité est très proche de celle de l’œuvre nostalgique de Strauss.