L’an passé, les spectateurs du Théâtre National de Bretagne avaient eu le bonheur d’applaudir une très belle version de la Ménagerie de Verre, mise en scène par Daniel Jeanneteau, directeur du T2G, le théâtre de Gennevilliers. Ce dernier fait à nouveau mouche avec Le Nain, spectacle créé à Lille en novembre dernier, conte lyrique âpre et cruel, résonnant de l’imaginaire percutant d’Oscar Wilde ainsi que de la biographie de son compositeur, amoureux éconduit d’Alma (avant son mariage avec Gustav Mahler) et douloureusement conscient de son manque de séduction.
Offert en cadeau à l’Infante pour son anniversaire, le Nain – qui n’a aucune idée de son apparence – tombe amoureux d’elle. Elle se joue de lui avant de tendre un miroir à cet être pur qui n’a jamais vu son reflet. Confronté pour la première fois à son apparence, il meurt de la violente prise de conscience de sa laideur et de la cruauté du monde.
Le metteur en scène est également scénographe de formation et sa proposition est une réussite totale. Très graphique, elle joue du manichéisme d’un décor en noir et blanc. Une arche lumineuse occupe le centre du plateau. A l’arrière, un jardin de copeaux noircis interdit toute tentative d’évocation pastorale. Le château n’est suggéré que par le début d’un couloir recouvert de feuilles d’or. Ainsi, l’action est placée dans un entre-deux, un lieu de passage, un temps suspendu qui voit un destin se nouer.
L’onirisme étrange qui se dégage de cette scénographie est renforcée par de magnifiques idées de mises en scène comme la sensualité brutaliste des cadeaux de la princesse (peaux de bêtes, ramures de cerfs, poupée de chiffon) ou encore cet immense ballon blanc, écho dénaturé du soleil que cite le texte, que les courtisanes se renvoient au bout d’immenses bâtons. Tout cela nous transporte dans un univers assez wagnérien, médiéval et fantastique à la fois, enrichissant puissamment la représentation.
© Frederic Iovino
Daniel Jeanneteau est également un directeur d’acteur précis qui offre à chacun, y compris aux huit choristes, une partition rigoureuse de regards et d’émotions qui les individualisent. Il utilise toutes les ressources à sa disposition pour enrichir sa lecture du livret. Le jeu sur les tailles des protagonistes, par exemple, est un impératif de crédibilité scénique qu’il emploie comme matériau pour suggérer visuellement leurs relations, leurs émotions : les chaussures à plate-formes portées par l’ensemble des protagonistes, font paraître le nain plus petit, par contraste. La jeune femme les enlève symboliquement lorsqu’elle entre en empathie avec lui, mais les chausse à nouveau, intraitable lorsqu’elle oublie son humanité pour ne plus le considérer que comme un jouet. De même Ghita, le personnage le plus humain de cette Cour malsaine, chante courbée lorsqu’elle est touchée par le destin tragique du Nain. Elle voit le monde à sa hauteur, s’identifie à lui par un effet de miroir qui est celui de la compassion et s’oppose à la psyché destructrice à laquelle il sera confronté à la fin de l’opéra.
Les costumes sont également signifiants : les serviteurs, corsetés par l’étiquette de Cour, arborent des tailleurs noirs à tabliers de cuirs. Rigidité des matières, dureté des couleurs à l’opposé de la robe vaporeuse de Donna Clara qui revêt les oripeaux d’une Daenerys Targaryen dotée de la même grâce glacée. Par contraste, la tenue banalement banlieusarde du Nain, en sweat-jean-basket, dit son décalage avec les codes d’un monde qui le rejette et le moque et sa proximité avec nous, spectateurs.
Mathias Vidal incarne magnifiquement le drame intime de cet homme se découvrant repoussant. Il allie à des talents de comédien qui ne sont plus à démontre une, projection percutante et l’allemand le plus compréhensible du cast. La ligne vocale est remarquable d’élégance, de nuances, même si les aigus dont parfois éteints dans les pianissimi. Jouet « tout juste offert et déjà cassé », il ne peut résister au charme de fée de Jennifer Courcier, gracieuse et légère, dont le timbre fruité appelle Richard Strauss. A l’égocentrisme de l’Infante répond l’empathie de sa suivante, Ghita, que Julie Robard-Gendre colore de toute la palette de son art. Velouté, sensualité d’une voix d’or sombre, franchise de l’émission, justesse de l’incarnation, elle complète magnifiquement le trio des protagonistes du drame. Christian Helmer, Laura Holm, Marielou Jacquard, Fiona McGown parachèvent avantageusement le plateau vocal.
Dans la fosse, la phalange pléthorique de 90 musiciens prévue par la partition est réduite à 18 avec beaucoup d’intelligence par Jan-Benjamin Homolka. Sensuelle, expressionniste, elle impose aux membres de l’Orchestre Symphonique de Bretagne un travail de chambristes qui les fait se dépasser sous la direction limpide et puissamment émotionnelle de Franck Ollu.