A l’heure de la parité et des quotas, le public est-il encore prêt à admirer, ou même à tolérer la surhumaine bonté de la comtesse Almaviva lorsqu’elle pardonne au plus abominable des maris ? Même si le public éclate de rire (c’est le cas en ce moment à Amsterdam, et ce l’était déjà à Glyndebourne le mois dernier) lorsqu’il entend le comte implorer sa clémence, le temps semble révolu où Rosine pouvait se contenter d’être une malheureuse cloîtrée au château d’Aguas-Frescas, et les metteurs en scène doivent à présent lui trouver mieux à faire que de pleurer en silence. Il arrive désormais que la comtesse noie son chagrin dans l’alcool, et le seul registre de la pudeur blessée ne suffit apparemment plus ; le personnage est descendu de son piédestal pour devenir une femme de chair et de sang, qui ne compte pas se laisser marcher sur les pieds (dans ce contexte, il est d’autant plus regrettable de supprimer l’air « féministe » de Marceline). Si lutte il y a, elle est désormais plus entre les sexes qu’entre les classes. C’est du moins ce que montre la production montée au DNO par David Bösch, dont il est permis de penser, après le succès récent de ses Maîtres-chanteurs munichois, que la comédie lui réussit plutôt bien. On retrouve l’esthétique du metteur en scène allemand, qui situe l’action assez proche de nous dans le temps, mais à une époque où l’on utilisait encore des machines à écrire, et en un lieu (l’Autriche ? la Suisse ?) où les paysans portaient encore des costumes traditionnels pour les grandes occasions. La tournette du décor de Patrick Bannwart n’a rien de gratuit, qui permet de montrer la chambre de la comtesse, le cagibi destiné aux futurs mariés, la chambre de Chérubin, et l’espace non identifié où, entre autres choses, le comte fait du vélo d’appartement. Tout le spectacle est porté par une énergie théâtrale que les airs n’interrompent pas, et le réalisme de l’ensemble est égayé par quelques gags dignes de dessins animés (Chérubin qui se sauve caché dans un carton) et par quelques échappées magiques, comme les apparitions improbables de Chérubin derrière les différentes portes de l’immense dressing occupant toute la chambre de la comtesse, ou la multiplication improbable des banderoles dans l’atmosphère « lendemain de fête » du quatrième acte.
E. Buratto, C. Karg, S. Degout, A. Esposito, M. Peirone, K. Adam, J. de Vaal, U. Chiummo, K. Goeldner © DR
Complice de David Bösch pour Mitridate et Orfeo à Munich, souvent invité à Amsterdam pour diriger des opéras du XVIIIe siècle, Ivor Bolton s’empare de la partition avec une vigueur toute baroqueuse et lui insuffle cette pulsation indispensable à une bonne exécution des Noces. Il impose des tempos en général assez rapides à un Nederlands Chamber Orchestra gorgé de couleurs savoureuses, et incite les chanteurs à orner généreusement leurs airs. Il peut d’ailleurs compter sur une distribution de premier choix pour les cinq rôles principaux. Christiane Karg était l’un des meilleurs éléments de l’intégrale enregistrée par Yannick Nézet-Séguin : elle prouve ici encore toute son adéquation dans le répertoire mozartien, et il est grand temps de l’entendre dans un rôle que, nous confiait-elle en juin, elle rêve d’abandonner au profit de la comtesse. Même si son début carrière ne remonte à guère plus loin, Eleonora Buratto a déjà fait le saut et a délaissé Nanetta pour Alice dans Falstaff, Suzanne pour la comtesse dans Les Noces. L’opulence de son timbre sombre le lui permet tout à fait, et si l’on est parfois surpris par la force avec laquelle certains aigus sont émis, cela s’accorde avec l’image d’une femme moins effacée qu’elle ne le fut souvent par le passé, et la voix n’en est pas moins superbement conduite, notamment dans les nombreux ornements dont elle pare la reprise du « Dove sono ». Bien plus à l’aise dans cette salle que lors de son passage par Bastille en 2012, son compatriote Alex Esposito est un Figaro bondissant et drôle, même si l’on aimerait plus sonores les graves du rôle qu’il a néanmoins, contrairement à certains interprètes plus barytons que basses. Et il faut parler des deux Français que l’Opéra de Paris s’honorerait à engager pour une prochaine production des Noces de Figaro. Marianne Crebassa est un Chérubin troublant, bouleversant dans ses deux airs, désemparé quand Figaro reprend ses outils de barbier pour lui infliger une tonsure en guise de préparation militaire, à la fin du premier acte, et que le comte l’oblige à faire quelques pompes. Stéphane Degout, justement, offre la noirceur de son timbre jouissif à un personnage auquel la production confère le dosage idéal entre l’odieux et le ridicule, avec notamment toute une pantomime pendant son air, qui achève de rendre détestable celui qui, muni d’une hache, a déjà fait percé plusieurs portes et fait s’écrouler le lit de son épouse dans le feu de sa jalousie… Parmi les personnages secondaires, on saluera tout particulièrement le ténor polonais Krystian Adam, qui compose un Basilio délicieusement caricatural sur le plan scénique, mais plein d’élégance sur le plan vocal, ce qui n’est pas si courant. La Barbarine de Louis Kemény possède une voix assez riche pour qu’on l’imagine sans peine dans des rôles plus lourds. Umberto Chiummo parle hélas sa « Vendetta » plus qu’il ne la chante mais, pour autant qu’on puisse véritablement en juger, Katharine Goeldner semble avoir les moyens d’une Marceline complète, puisqu’elle alterne encore rôles de caractère (Larina, Mrs Grose) et personnages bien plus exigeants (Amnéris, Carmen).
Après ces premiers pas concluants dans le premier volet de la trilogie Da Ponte, on attend désormais David Bösch au tournant pour le Così fan tutte prévu à Genève au printemps prochain.