Après la déception d’un Barbier de Séville, joliet mais anémique, on était en droit d’appréhender ce volet central de la « Trilogie de Figaro ». Les artistes meublent le plateau, gesticulant gratuitement – ficelle très usée – alors que le public arrive nombreux dans les dernières minutes précédant le début du spectacle. Comme la veille, le rideau se ferme pour une projection : deux cœurs entrelacés remplacent celui que traversait une flêche. L’Orchestre de la Suisse Romande, au mieux de sa forme, nous offre une ouverture prometteuse, que rien ne démentira plus. Autant nous cherchions vainement Rossini hier, autant Mozart habite notre soirée, plus vivante que jamais. La réalisation porte la marque du chef, Marko Letonja et du metteur en scène, Tobias Richter, dont l’entente est idéale : tous deux insufflent un esprit de troupe – propre à la comédie – à cette distribution hétérogène, qui fédère jeunes pousses et vieux routiers. Tous deux accordent autant d’importance aux récitatifs qu’aux airs et ensembles. Nous sommes au théâtre, pour un spectacle où la vérité des personnages paraît évidente, servis par une direction d’acteur achevée, millimétrée, mais qui semble toujours naturelle, improvisée. L’émotion est au rendez-vous. Chacun use avec intelligence des sous-entendus, qui confèrent leur humanité à tous les personnages : un geste, un regard, une inflexion musicale en disent toujours plus que le livret.
Marko Letonja dirige sans baguette. Son énergie souriante communique à chacun les intentions et les ressources nécessaires pour installer cette unité de ton, cette cohérence sur lesquelles repose l’opéra. La gestique est claire, articulée, théâtrale au meilleur sens du terme, lumineuse, avec un souci constant de transparence. Il sait ménager les respirations, les attentes, donner un sens musical aux suspensions. La vitalité est constante, avec une légèreté de touche et une élégance rares, de la vigueur, des équilibres proches de l’idéal, dans la fosse comme entre celle-ci et le plateau. Il construit ses progressions, porte les ensembles, les finales (ceux du II et du IV tout particulièrement) à l’incandescence.
Comme si le temps avait été suspendu, Tobias Richter renoue avec une esthétique des années 90, au service exclusif de l’ouvrage, avec un travail théâtral exemplaire. Le dispositif scénique consiste en deux vastes panneaux suspendus, susceptibles de pivoter, de coulisser et de moduler des espaces qui déplaceront l’action, de la chambre de Figaro et Susanna à la forêt du quatrième acte, à la faveur d’éclairages renouvelés et de quelques accessoires. Les costumes, comme les coiffures, du XVIIIe, d’une élégance raffinée, sont ravissants et caractérisent chacun de façon idéale. Les tableaux, toujours changeants, sont un régal pour l’œil. Les personnages sont autre chose que des stéréotypes, ils évoluent, nous émeuvent. Le libertinage, la vérité psychologique donnent à chacun une épaisseur humaine. Tout est bien là, juste, même si sont estompées les outrances du buffa (bégaiements de Curzio, ébriété et rusticité d’Antonio).
Regula Mühlemann et Guido Loconsolo © Magali Dougados
La prima donna des Nozze, c’est Susanna, souvenons-nous de Nancy Storace. Ses interventions sont les plus nombreuses, les plus longues. On redoutait une soubrette inexpressive après un CD Mozart sans relief. Or, la prise de rôle, le travail de plateau l’ont transfigurée. Regula Mühlemann avait besoin des planches pour s’épanouir pleinement. Elle a la jeunesse, la séduction, la verve limpide, sans affectation, avec des mezza voce adorables. Vive, sensuelle, elle croque la vie à belles dents, le sourire dans la voix, avec des aigus aisés, lumineux. Sa tendresse est dépourvue d’acidité, sauf dans ses escarmouches avec Marceline, la scène de réconciliation avec Figaro, d’une grande douceur, débordante de poésie et de sensualité, est un sommet (le « Deh Vieni », du 4e acte, empreint d’une mélancolie émouvante). La Comtesse de Nicole Cabell n’est pas cette figure désincarnée, vertueuse et éthérée qu’on nous sert parfois. Un timbre chaud, ambré, au service d’un chant noble, évident, qui ne laisse jamais indifférent. La mélancolie ne marque que les airs, les récitatifs respirent la vie. L’intonation est miraculeuse avec un « Porgi amor » retenu, sublime, un « Dove sono » émouvant, aux aigus lumineux, un vrai legato. L’émotion est palpable, particulièrement dans sa reprise pianissimo. Familier du rôle du Comte, Ildebrando d’Arcangelo en a la séduction, la prestance, l’énergie requises. Il campe un jeune loup, un Don Giovanni en puissance, jouisseur impénitent, brutal et caressant. Son autorité naturelle, sa noblesse, son caractère affirmé, avec ses emportements colériques et ses fragilités, sont servis par une voix imposante, aux couleurs cuivrées, agile dans toute la large tessiture. L’homme blessé, dans le monologue de sa grande scène, nous émeut particulièrement. Guido Loconsolo nous vaut un Figaro passionnant, jamais trivial, comme ses origines le confirmeront, mais d’une présence évidente, assortie de gouaille si besoin est. Le timbre est clair et ses qualités dramatiques lui permettent de donner au personnage une vérité psychologique incontestable. On attend davantage de contrastes dans le « Se vuol ballare », mais Guido Loconsolo donnera ensuite la mesure de son talent. Chérubin, c’est Avery Amereau, jeune mezzo canadienne, dont la féminité est heureusement estompée, voix fraîche, fruitée, d’une ardeur émotive, à la fois juvénile et presqu’adulte. Non seulement ses deux airs sont exemplaires, mais ses récitatifs traduisent la vitalité frémissante de l’adolescence. Monica Bacelli est un splendide mezzo, aux moyens superlatifs, à l’abattage impressionnant. La voix, pleine, comme la présence, impressionnent par leur vivacité, leur naturel, par la vigueur des récitatifs, par l’expression convaincante. On imagine difficilement qu’après Chérubin, qu’elle chantait il y a trente ans, elle s’est muée en une parfaite Marceline. Or, les aigus, comme l’agilité, sont toujours là, sans que le médium et le grave soient altérés. L’émission est idéale pour le personnage. Et quelle vie, quel naturel ! Son air « Il capro e la capretta » est chanté une flûte de champagne à la main, en déambulation devant le premier rang de spectateurs. Le chef se retourne, muni d’une bouteille, et un petit jeu d’invite et de remplissage s’ensuit, bienvenu, rafraichissant, savoureux, entre les couplets. La Barberine de Melody Louledjian est charmante, fraîche et délurée, presqu’adulte, elle nous gratifie de sa belle cavatine, au début, nocturne, du 4e acte, où elle cherche l’épingle que lui a remis le Comte. D’une délicatesse exquise, intime et triste, où l’orchestre se montre particulièrement subtil, c’est la promesse d’une belle carrière. Le groupe des comprimarii défend bien ses personnages. Bartolo, Bálint Szabó, familier du répertoire italien, en a assimilé la vocalité, imposant et drôle, sans excès. Son attachement sincère à Marceline est perceptible dès le début. S’il a tendance, ponctuellement, à presser le tempo, son air « La vendetta » est fort bien conduit, avec ce qu’il faut de colère haineuse. Basilio, personnage médiocre et soumis, est Bruce Rankin, voix puissante, bien timbrée, à l’émission claire et sonore, parfaitement articulée. Ni outrance, ni recherche d’effet : la voix et un jeu juste lui suffisent à camper le délateur fourbe, si ordinaire. L’Antonio de Romaric Braun, comme le Curzio de Fabrice Farina font l’affaire. Mais pourquoi faire pénétrer Antonio avec son pot de géranium par la fenêtre haute d’où Chérubin a sauté ? Les chœurs participent évidemment aux évolutions et à la chorégraphie : la qualité d’émission, l’homogénéité des voix méritent d’être signalées ; les deux paysannes chantant en solistes ne déméritent pas. L’orchestre, très engagé, collectivement avec de splendides soli, n’appelle que des éloges : les vents, bois en particulier, y excellent et les cordes sont exemplaires. Une folle soirée nimbée de bonheur et de tendresse, à retrouver sur ARTE concert du 19 au 22 septembre !