C’est un spectacle visuellement très raffiné que Vincent Boussard a conçu pour cette nouvelle production des Nozze di Figaro à l’opéra de Marseille. On peut y voir entre autres finesses des projections de frondaisons à la Watteau et des instantanés inspirés de Fragonard. Mais cette recherche esthétique suffit-elle à faire du spectacle une réussite ? En choisissant de relire l’histoire « au prisme (du) drame intime (du) comte », qu’il voit comme un homme mûr, Vincent Boussard tire-t-il l’œuvre vers sa propre génération ? Il l’incline en tout cas vers le sérieux et cela la prive en partie de sa vitalité fondamentale. Oui, il y a bien un couple en crise, mais à en montrer les effets comme dans un opera seria, en particulier par la direction d’acteurs qui montre Susanna accablée d’ inquiétude et montre la comtesse en tragédienne, il s’égare loin de l’opera buffa visée par Da Ponte et Mozart.
Ceux-ci n’avaient pu obtenir l’aval de la censure impériale qu’en sacrifiant la revendication égalitaire du personnage de Beaumarchais. Ils ont donc édifié leur œuvre sur ce qui reste, le ressort comique inusable de la défaite d’un puissant, dans le cadre éternel du conflit masculin-féminin, traditionnellement dominant-dominé. Sauf qu’ils renversent la tradition : ainsi, ce sont les femmes que ce coq de basse-cour croyait manœuvrer ou soumettre qui lui infligent ses déconvenues ou les inspirent. Le propos des auteurs n’est donc pas de nous émouvoir du sort d’Almaviva mais de nous amuser à ses dépens : non seulement il apparaît odieux mais il est ridicule. Il n’est pas le héros, il est la cible.
© Christian Dresse
Car ceux qui l’entourent ne sont pas des marionnettes, mais des êtres humains, dans une diversité destinée à faire sourire et qui pourrait tourner à la caricature. Vincent Boussard semble pencher de ce côté avec Marceline en cougar coiffée à la Mae West et Barbarina en bunny. D’autres options s’écartent, sans qu’on perçoive d’autre motif que celui de paraître original, des indications du livret, jusqu’à des jeux de scène qui sont en contradiction avec le texte et dont certains – Susanna s’extasiant sur les attributs mâles de Cherubino qu’elle déshabille – méconnaissent lourdement le funambulisme virtuose qui est l’essence de l’œuvre. Certes le désir né de la pulsion sexuelle y est omniprésent, mais en filigrane, comme composante du sentiment amoureux, et Da Ponte et Mozart ne vont jamais au-delà de la connivence implicite. Ils glissent, ils n’appuient pas, puisque ce qui n’est ni dit ni montré est suggéré par la musique et cela devrait suffire pour allumer les sourires. Les rires, ce sont les procédés de farce qui les déclencheront, les gifles qui manquent leur objectif ou l’ébahissement de la reconnaissance.
Autre option probablement destinée à « faire date », l’introduction de personnages en habits du XVIIIème siècle qui se mêlent aux interprètes ou les observent depuis le praticable invisible qui court en haut des trois pans coupés qui forment le « bassin expérimental » où se déroule l’action, décor signé Vincent Lemaire. Les déplacements de ces présences silencieuses aux accoutrements raffinés sont extrêmement bien réglés et contribuent à l’atmosphère dramatique créée par les lumières de Bertrand Couderc. Mais leur présence en scène pendant l’ouverture amène à s’interroger sur le rapport de Vincent Boussard à la musique. Pourquoi distraire le spectateur, par ces apparitions énigmatiques et inutiles pour l’action, de l’énergie porteuse d’espoir en action dans la fosse ? Pourquoi interrompre le discours musical pour introduire le jeu de scène du coffret et des soldats miniature ? De quoi regretter le temps où, selon ses dires, le metteur en scène visait à s’impliquer « de la manière la moins visible possible. »
Quand la proposition scénique ne convainc pas, il n’est pas toujours évident d’en délimiter les effets chez les chanteurs. Est-ce parce que la mise en scène lui refuse le jeu traditionnel de la mesure de l’espace, dans la première scène, que le Figaro de Mirco Palazzi nous semble mettre un peu de temps à trouver toute sa voix et la pousser par moments sans vraie nécessité, comme pour se rassurer ? Au fil des actes nous retrouverons l’amplitude et la musicalité que nous aimons. Est-ce pour obéir à des consignes qu’ Anne-Catherine Gillet donne d’emblée à Susanna une gravité inquiète qui nous semble excessive dans la perspective de l’opera buffa ? En tout cas la voix répond aussitôt et restera impeccable de fermeté et de justesse, le vibrato qui s’était marqué à une certaine époque semble aujourd’hui redevenu l’ornement discret que nous avions connu et savouré. Délicieuse dans l’air du quatrième acte elle sera justement acclamée. Le comte de Christian Federici ne nous convainc guère au premier acte, peut-être parce qu’on lui fait jouer sentimental ce qui n’est que l’expression du désir. Il sera plus crédible à l’acte II en mari courroucé et fera un sort à l’air de fureur du III, où la tension vocale et l’expression seront ce qu’on attend. Marie-Ange Todorovitch (Marcellina) croit-elle à son personnage exubérant ? En tout cas elle s’y engage sans s’épargner, fidèle à elle-même et à sa générosité scénique bien connue. Est-ce ce voisinage, le Bartolo de Marc Barrard manque d’éclat, même si le personnage n’en est pas spécialement pourvu, et peut-être pour compenser il en rajoute dans la scène de la reconnaissance. Le Cherubino d’ Antoinette Dennefeld ne mérite que des louanges car tant scéniquement que vocalement le personnage est incarné avec la vivacité nécessaire. Barbarina, sa complice dans l’exploration sensorielle, est campée avec aplomb par Jennifer Courcier. Patrizia Ciofi, enfin, après maintes Susanna, aborde la comtesse. On pourra certes rêver de voix plus opulentes pour « Porgi, amor » mais il n’est pas besoin d’insister pour dire qu’au moins toutes les nuances sont là, et quant au « Dove sono », entre voix chauffée et adrénaline, il ne laisse rien à désirer tant sur le plan sonore qu’expressif. L’intelligence de l’interprète est connue et elle se coule sans effort dans le personnage aux frontières du tragique conçu par Vincent Boussard. Il serait injuste de ne pas mentionner les interprètes aguerris de Basilio, Curzio et Antonio, Raphaël Brémard, Carl Ghazarossian et Philippe Ermelier, qui n’en font qu’une bouchée.
Comme les interventions ponctuelles du chœur sont justement réussies, l’orchestre fait un sans-faute, les vents en particulier avec les cors en vedette. Le continuo au pianoforte est d’une discrétion presque excessive, car on apprécie particulièrement la finesse des interventions de Nestor Bayona. Mark Shanahan s’accommode comme il peut de la conception scénique ; il semble soucieux de soutenir au mieux les chanteurs en modulant l’émission de la fosse en fonction de la leur. On pourrait peut-être souhaiter des accents et des rythmes plus marqués. Mais l’impression globale est d’une volonté d’équilibre dans un classicisme de bon aloi. Aux saluts, le nombreux public se montre très chaleureux.