En ces temps incertains, quel meilleur remède aux inquiétudes et aux peurs – fondées comme artificielles – que les Noces de Figaro ? La salle est comble, et, dès que l’éclairage décline, les spectateurs applaudissent le décor. Pour cette nouvelle production, la mise en scène actualise l’ouvrage, avec intelligence. Dès avant la première note, le public découvre ainsi une structure monumentale, sur deux niveaux, celui du bas étant principalement occupé par la future chambre de Figaro et de Suzanne, en cours de rénovation. Au premier, auquel on accède par un escalier droit, latéral, le salon de la Comtesse, et une salle de bain attenante, que l’on devine derrière un moucharabieh. Ce dernier descendra ensuite pour occulter le rez-de chaussée. L’ensemble du décor pivotera durant l’entracte : une belle salle de réception, dont le pignon végétalisé sera entouré de pommiers en pots, au dernier acte. Les éclairages appropriés mettent en valeur les différentes scènes et les protagonistes, ménageant de beaux tableaux. Les costumes, contemporains, sont bien dessinés, malgré leur relative banalité, en dehors des tenues de la Comtesse et de Marcelline.
Le propos de Laurent Delvert, mettre en avant les « germes prérévolutionnaires, féministes », ne conduit à aucune outrance : le livret est suffisamment explicite, heureusement… La direction d’acteurs, soignée, demeure cependant conventionnelle, et c’est le tempérament et l’expérience dramatique de chacun qui semblent donner ce supplément d’âme attendu. Le parti pris d’animer les scènes par des mouvements des personnages muets, anticipant leur apparition, ou confortant leur caractère, est bienvenu, quitte à distraire parfois des airs et ensembles. L’idée de consommer des pommes, ou de les cueillir, est originale, pertinente, et accompagne l’action : le clin d’œil final, chargé d’humour, donne tout son sens à la comédie. En effet, durant le grand ensemble, dans des ouvertures ménagées au haut du mur végétalisé, apparaissent les bustes dénudés d’Adam et d’Eve, le premier offrant la pomme à la seconde…
Figaro (Jean-Gabriel Saint-Martin) et Suzanne (Norma Nahoun) © Eric Viou
L’ouverture confirme les qualités de l’orchestre et de son chef, Giuseppe Grazioli : animée, claire, nuancée, toujours ça avance, anticipant le rythme de l’ouvrage. Mais, s’il cisèle les phrases, assemblant les timbres jusqu’à la fusion (la belle cavatine de Barberine, Paola Leoci), bien des numéros demeurent inaboutis, entre fièvre et brouillard, privés de précision, de clarté incisive, de lumière. L’esprit, l’humour, le caractère bouffe semblent estompés. Ainsi, l’exquise légèreté de la marche prénuptiale est-elle ici simplement prosaïque. La disposition des musiciens en fosse, l’importance des cordes, le fait que c’était la première, ont certainement joué en leur défaveur. A noter la conduite des ensembles, dont l’équilibre, la précision, le soutien et les phrasés sont remarquables. Notons la contribution réjouissante du pianoforte de Florent Caroubi, qui inscrit les récitatifs secco dans une vie où la fantaisie le dispute à l’animation. Puisse son jeu inspirer l’orchestre !
Toutes les voix, bien qu’inégales, sont saines et franches. Si l’engagement de chacun est assuré, on attendait davantage de contrastes, une palette expressive plus large, du bouffe au pathétique. Plusieurs mettront quelque temps à développer la plénitude de leurs moyens. Ce n’est pas le cas de Norma Nahoun, qui domine la distribution, nous valant une Suzanne d’exception. Son chant comme son jeu dramatique emportent l’adhésion. Son ultime air (Deh vieni) est un régal, aux graves colorés comme aux aigus lumineux. Aussi comédienne que musicienne, c’est un plaisir constant que de l’écouter. Jamais ne démérite son Figaro – Jean-Gabriel Saint-Martin – malgré un Se vuol ballare dépourvu de tonicité et de projection. L’abattage viendra ensuite. Le Non più andrai est desservi par un accompagnement que l’on attendait plus vigoureux, martial. Les récitatifs, bien articulés, souples, n’appellent que des éloges, comme son Aprite, au dernier acte.
La Comtesse (Charlotte Despaux) en son salon © Opéra de Saint-Etienne, Cyrille Cauvet
La Comtesse, Charlotte Despaux, nous paraît bien quelconque dans son Porgi amor, l’émotion n’est pas là, ni la noblesse. Malgré une certaine instabilité, la voix est riche, soutenue, c’est beau, mais on n’y croit pas. Au fil des scènes, elle gagnera en assurance. Le Dove sono sera davantage maîtrisé, malgré un orchestre terne. Alessio Arduini, qui chante le Comte, ne manque ni d’élégance, ni de séduction. L’autorité vocale incertaine du début s’oublie tant la présence scénique et le jeu sont convaincants. Aux derniers actes, en pleine possession de ses moyens, vocaux comme dramatiques, ses récitatifs et sa participation aux ensembles seront remarquables. Le Chérubin d’Eléonore Gagey, grande asperge poussée trop vite, est savoureux. La souplesse de la conduite, la légèreté, la fraîcheur passionnée sont servies avec de belles couleurs, et ce dès le Non so più. Son duo avec la Comtesse, Presto aprite, est splendide. Bravo ! Vincent Le Texier surprend par ses premières interventions. Pourquoi simuler un vieillissement prématuré de Bartolo dans La vendetta, frisant le chevrotement, dépourvu d’insinuation ? Heureusement, notre baryton-basse retrouvera vite son émission, toujours servie par un jeu consommé. La Marcelline de Marie Lenormand paraît un peu en retrait dans son duetto avec Suzanne, mais nous vaudra un bel aria (Il capro e la capretta). Ronan Nédélec (Antonio), bien que privé d’air, est une des meilleures voix de la soirée, solide, expressive et conduite avec art. Basilio (Carl Ghazarossian), Don Curzio (Antonio Mandrillo) sont honorablement défendus. Les ensembles, particulièrement le septuor du II et le riche finale du IV, produits d’une mécanique théâtrale bien huilée, sont équilibrés, précis, animés, mais statiques. Le chœur se montre exemplaire à chacune de ses interventions. Ses deux paysannes solistes en remontreraient à beaucoup.
Le public avait le plus souvent retenu ses applaudissements après les airs les plus connus : ses longues ovations lors des saluts attestent son bonheur. La réussite est appréciée et nous ne doutons pas qu’à la faveur des soirées à venir, les quelques réserves disparaissent. *
* Dernière représentation le jeudi 10 novembre à 20h