Lorenzo Regazzo connaît-il la chanson de Charles Trenet ? A la question, il répondrait sans appel : rien ! Sa vision des Nozze di Figaro, dans le droit fil de son Don Giovanni, ne laisse aucune place à l’espoir d’un renouveau ou d’une rédemption des sentiments. Soit que les années aient changé les êtres, soit que leur nature profonde se révèle plus forte que leurs promesses, à partir de Da Ponte, Lorenzo Regazzo exploite les potentialités des situations et les pousse le plus loin possible. En danseur de corde, il reste sur le fil sans tomber dans des excès qui seraient des trahisons. Ainsi, Almaviva a–t-il renoué avec de vieux démons ou, tel les héros de Moravia, est-il victime de l’ennui ? Le voici érotomane, sans cesse à la recherche d’épices nouvelles, tenté par des mineures, voire par des galipettes homosexuelles, véritable personnage sadien qui se contente pour l’heure de mimer la cruauté. Mais est-ce un hasard si le maquillage de l’interprète évoque la tête de Landru, et que l’on découvre aux lumières finales que sa barbe est teinte de bleu ? Voilà qui en dit long sur le mille-feuilles d’intentions et de références que l’on peut repérer dans ce travail de mise en scène, sans nul doute fruit de longues réflexions. Autre preuve de cette recherche, la direction d’acteurs s’adapte au physique et à l’âge des interprètes. Comme Susanna est plus jeune que la comtesse, celle-ci compare avec mélancolie la peau de leurs mains respectives. Mais Susanna, qui la sait sentimentale, l’a réveillée en mettant dans le mange-disque la mélodie qui déclenche la bouffée d’apitoiement sur soi. Marcellina est bien mûre ? Voici une « cougar » qui s’habille rock and roll et mène par le bout du nez un Bartolo portant encore beau mais par instants bien proche de retomber en enfance. Curzio est un garnement monté en graine et en culottes courtes encore avide de sucreries mais prêt à toutes les expériences (et qui ressemble de façon si criante à un jeune et déjà célèbre chef d’orchestre italien que l’on en reste fasciné). Basilio, outre la soutane qu’il arbore avec ostentation, a lui aussi sa bizarrerie : pour chasser les mauvaises odeurs il s’arrose d’on sait quoi, et devient fétide pour son entourage. Et si Figaro dort avec son rasoir sous l’oreiller c’est qu’avec un maître aussi dépravé on ne sait jamais, et sa révolte n’est pas seulement protestation sociale. Evidemment le pardon final sera une réconciliation de façade. Tout se tient parfaitement, même si cela déconcerte. Un bémol cependant, qui ne touche pas à l’essentiel : l’addiction pour les selfies de Marcellina répète à l’excès un gag qui ne dit rien de l’œuvre et n’a d’autre fonction que de cajoler le public. Sans aucun doute cela fonctionne : nous avons été témoin de déclarations enthousiastes de spectateurs reconnaissants car « cette mise en scène fait oublier la longueur de l’œuvre ».
Ils ont dit « longueur ». Comment peut-on trouver longues Le Nozze ? Si la lecture musicale les massacrait ? Mais il n’en est rien ici, et aussi bien le haut niveau des musiciens de l’orchestre de Padoue et de Vénétie que la direction inspirée de Giovanni Battista Rigon font de cette exécution une fête continuelle, ponctuée avec une élégante efficacité par le continuo au clavecin de Stefano Gibellato. Pas un instant l’intérêt musical ne fléchit : de l’ouverture tourbillonnante aux piani les plus subtils trouvés par Mozart pour exprimer les nuances des sentiments jusqu’à l’infime, le chef et l’orchestre maîtrisent la dynamique et les accents, netteté et vigueur, finesse et souplesse s’alliant sans la moindre défaillance, de l’exposition soliste des timbres à leurs riches combinaisons. Si les réussites sont multiples, on citera le final si complexe du deuxième acte, aussi endiablé qu’un final rossinien ! Giovanni Battista Rigon entoure les chanteurs autant que possible, car certains ont répété dans l’urgence et tous dans les contraintes que la destination du lieu, qui est aussi un musée, entraîne pour les séances de travail. Cette sollicitude est aussi rendue nécessaire par l’acoustique d’un lieu qui n’était pas conçu pour des ensembles mozartiens, et que sa qualité de monument historique classé au patrimoine de l’Unesco interdit de modifier pour, par exemple, fermer le décor à perspective de Scamozzi et obtenir ainsi un renvoi du son plus homogène. Cela entraîne que les chanteurs, selon leur position en scène, sont parfois noyés dans la sonorité de l’orchestre malgré la vigilance du chef. Cela n’est pas l’indice d’une faiblesse intrinsèque puisque les mêmes interprètes, chantant plus à découvert, font la preuve de leur sonorité. Reste que, si l’on excepte la Marcellina d’une Giovanna Donadini dont la pétulance scénique ne suffit plus à masquer l’usure des moyens, la distribution est globalement bonne, jusqu’à l’excellence. La Barbarina de Francesca Solevas est à la fois fraîche et délurée. Déjà mentionnée, la vis comica d’Elvis Fanton donne un étonnant relief à un personnage trop souvent sacrifié. La remarque est valable pour l’Antonio d’Antonio Zancopé, dont des lunettes à triple foyer et une bouteille de gin font un témoin de premier ordre. Elle vaut aussi pour Filippo Pina Castiglioni dont le Basilio zarbi récupère son air du quatrième acte, et qui nous a semblé s’inspirer, fût-ce de loin, du regretté Paolo Poli. C’est un Bartolo inédit pour nous que celui d’Antonio de Gobbi. Avec sa haute taille et sa voix profonde, il semble un Commandeur ayant survécu à sa gloire passée pour tomber sous la coupe d’une vieille maîtresse qui le traite comme un toutou. Margherita Rotondi a bien l’apparence ambigüe qu’on prête à l’adolescent, et se tire avec honneur de sa romance, mais dans cette révision de la tradition, Cherubino reste assez conventionnel, même si les dessous féminins qu’il collectionne laissent planer le doute sur la réalité d’une « innocence », qui serait un habile prétexte pour susciter curiosité et désir chez d’éventuelles partenaires. Emporté et tourmenté, comme en témoigne son cauchemar initial, Figaro semble avoir perdu sa joie de vivre traditionnelle, et sa hargne est toute prête dès le début, probablement liée à sa dépendance à l’égard d’un maître qui transgresse toutes les règles de vie en bonne intelligence. La composition de Daniele Caputo est globalement bonne mais manque çà et là d’un rien de mordant, aussi bien vocal que scénique. On le remarquerait probablement moins si sa Susanna n’était aussi brillante, dotée d’une voix ronde et agile, d’un visage mobile et expressif, d’une plastique enviable et d’un aplomb scénique irréprochable. Carolina Lippo brûle littéralement les planches et sera saluée triomphalement. Moins spectaculaire mais tout aussi réelle la performance de Patricia Biccirè venue au secours du festival après l’accident survenu à Silvia Dalla Benetta. Désormais dans sa maturité vocale la soprano bolognaise a montré qu’elle n’a rien perdu de sa technique et de sa musicalité, entrant de plain- pied dans le personnage dont son interprétation, vibrante et juste, a fait ressentir à l’auditoire le marasme sentimental sans la moindre surcharge, un modèle d’expressivité et de sobriété. Marco Bussi, enfin, impressionne par sa haute taille et l’aspect qui lui a été donné : chauve et barbu, vaguement luciférien. Son jeu et sa voix connaissent des variations d’intensité qui témoignent d’un manque d’aisance, peut-être dû autant aux exigences de la mise en scène qu’à celles du rôle du Comte. Il sera intéressant de le suivre lors des deux prochaines représentations.
Il serait injuste de ne pas mentionner l’engagement du chœur des Polifonici vicentini, qui accomplissent de surcroit l’exploit de danser le fandango imaginé par Elisabetta Mascitelli en faisant du surplace. Honneur aussi aux lumières de Claudio Cervelli, qui animent de façon si suggestive la perspective et la façade du décor de Scamozzi. Les costumes de Riccardo Longo, jouent d’une large palette de couleurs, le blanc et le noir étant l’apanage du comte et de la comtesse avec des glissements progressifs. Evidemment les formes sont contemporaines, comme celles des meubles, comme si des formes ou des meubles d’époque pouvaient empêcher les spectateurs d’aujourd’hui de ressentir les émotions des personnages. Mais ne rouvrons pas le débat. Rappelons plutôt, puisque la menace se fait plus forte que jamais, que la survie de cette manifestation musicale, qui s’étend sur un mois entre mai et juin, est en danger du fait de l’amenuisement continu des subventions qui l’ont aidée à naître et à exister. Au-delà du prestige que le haut niveau de la programmation musicale apporte à la ville, les diverses langues européennes que l’on pouvait entendre au Teatro Olimpico attestent de la contribution des Semaines Musicales à l’économie locale. Les responsables le comprendront-ils avant qu’il soit trop tard ?