Histoire de loup (1976) était l’un de ses premiers opéras, d’après Freud. Passionné par la voix comme par le théâtre, Georges Aperghis, infatigable travailleur, nous offre un catalogue qu’il ne cesse d’enrichir depuis plus de cinquante ans, et on comprend mal la frilosité de nos scènes à l’endroit de ses œuvres. Le Petit Chaperon rouge, d’après le conte de Perrault, échappe heureusement à ce silence, à la faveur de la riche tournée accomplie par l’Ensemble Justiniana. L’ouvrage, programmé par Laurent Joyeux, aurait dû être donné en février, mais le Covid a entraîné son report cette saison. Tania Bracq, séduite par Le Petit chaperon rouge, nous avait communiqué ses émotions (Aperghis et la petite danseuse de Degas) il y a six mois, à Rennes.
Chacun connaît le récit où, trop confiante, l’héroïne sera dévorée par le loup après que celui-ci se soit substitué à la grand-mère, sa première victime. Aperghis a certainement lu Freud et Bettelheim, mais aussi visionné, écouté Tex Avery et les cartoons. Si le loup est évidemment masculin, séducteur et prédateur, des deux figures féminines, la grand-mère est virile, jouée par un comédien, et seul le petit chaperon rouge incarne la féminité, avec sa fraîcheur primesautière. Par-delà les qualités individuelles de chacun, il faut déjà saluer le travail parfaitement abouti de Charlotte Nessi, qui signe la mise en scène et le difficile casting. En effet constituer une équipe de musiciens, chanteurs, acteurs, mimes, excellant autant dans le jeu de leur instrument que dans le chant, les polyphonies qu’invente Aperghis, que dans les acrobaties, les tours de magie… relève du miracle : la comédie musicale la mieux réglée n’est pas plus exigeante que cette production. Le décor, unique, dont le volume s’agencera par le jeu des lumières comme par l’ouverture en fond de scène du rideau d’un music-hall, élégant, raffiné, s’accorde parfaitement à la transposition de l’intrigue. Le défilé de présentation des personnages sur l’avant-scène introduit idéalement à cette lecture plurielle, déjantée, où le cocasse, le gag se marient à la poésie et à l’émotion. Tous les hommes sont en habit, noir, seyant, à l’élégance de Fred Astaire. La grand-mère abandonnera très vite le fauteuil roulant pour s’afficher en déshabillé rouge sur une méridienne, friande de loups vigoureux. Quant à sa petite-fille, naturellement vêtue de rouge, elle se muera en danseuse en tutu, violoniste en pointes, objet de convoitise des séducteurs, supposés chasseurs de loups, bien qu’eux-mêmes redoutables prédateurs.
Anna Swieton (le petit chaperon rouge) © Yves Petit
Par la pluralité de ses lectures, le spectacle s’adresse aux enfants comme à leurs parents, mais aussi et surtout au passionné d’art lyrique et de théâtre musical. Le langage, résolument contemporain, fait appel à un effectif instrumental réduit (une violoniste, deux pianistes, deux clarinettistes, un saxophoniste, des percussions). Les « souffleurs » sont poly-instrumentistes, et la palette sonore se renouvelle au fil des scènes. Tous les acteurs disent, chantent, parfois recto-tono, souvent de manière mélodique, en parlé-chanté, assorti d’un travail sur les phonèmes comme l’aime Aperghis. Le livret, détourne, combine, superpose, répète, varie. Ambigu, il dévoie la raison. La musique, fidèle servante, n’est pas moins essentielle : avec la précision diabolique d’une musique de cirque, elle accompagne l’action et les mouvements : ici, un instrument double rythmiquement le texte du comédien, là elle se présente comme ritournelle confiée à un trio d’anches (clarinettes, de la petite à la basse, et saxophone), enfin les polyphonies conclusives des hommes a cappella. Le propos est savamment construit mais paraît naturel tant il colle à l’action dramatique. Arthur Goudal, Monsieur Loyal et animateur du spectacle, use avec maestria de tous les ressorts du comique pour captiver l’attention. Le réglage du moindre geste, individuel ou collectif, participe au bonheur que nous donnent les artistes. Chacun d’entre eux est admirable.
les loups © Yves Petit
Un spectacle complet, qui associe intimement les voix, les instruments et le théâtre et les arts du cirque, pour une lecture déjantée, cocasse et séduisante. Des centaines d’enfants du primaire avaient envahi l’auditorium, et le sympathique brouhaha s’était enflé jusqu’aux cris lorsque la salle avait été plongée dans l’obscurité. Le silence revint vite pour atteindre une qualité exceptionnelle, traduisant la fascination que l’œuvre exerce. Nul doute que les adultes – certainement accompagnés de plus jeunes – n’aient trouvé leur compte à la seconde représentation, donnée le lendemain.