En 1918, Puccini avait réuni dans son Triptyque trois opéras aussi variés que possible, par le genre comme par l’époque et le milieu dépeints, la personnalité du créateur assurant néanmoins le lien entre les trois volets. L’Opéra de Lyon a voulu faire plus fort, en dédoublant chacun desdits panneaux, de manière à obtenir un vaste polyptique d’ampleur quasi wagnérienne, ou plutôt trois diptyques associant Puccini à ses contemporains allemands : Il Tabarro avec Schönberg, Suor Angelica avec Hindemith, et Gianni Schicchi avec Zemlinsky. Et pour que la bigarrure soit plus complète encore, alors que le Trittico est confié à David Pountney, les trois opéras germaniques sont partagés entre deux metteurs en scène, Georges Lavaudant (pour la reprise d’un spectacle créé en 2007) et John Fulljames. Chaque œuvre a son décor (chapeau aux machinistes qui assurent les changements à l’entracte) et sa distribution, avec une seule artiste commune à trois des six.
David Pountney reprend donc Il Tabarro qu’il avait monté à Lyon en 2007 et complète le triptyque puccinien en lui imposant une unité visuelle discrète, avec un élément cubique légèrement de travers au milieu de la scène, péniche, hall du couvent ou chambre-coffre-fort de Buoso Donati. Et l’on remarque la présence plus ou moins visible de murs couverts de briques émaillées, comme les stations du métro parisien : blanches pour le couvent, brunes pour Paris ou Florence. La mise en scène est dans l’ensemble assez sage, Il Tabarro bénéficiant notamment de magnifiques éclairages nocturnes. Suor Angelica paraît moins inspiré, avec sa fontaine transparente qui permet l’apparition finale d’un buste d’enfant dans l’eau. Pour Gianni Schicchi, Pountney a davantage forcé le trait : les coffres fouillés par les héritiers se révèlent remplis de paquets de spaghettis et de boîtes de sauce tomate, et Lauretta accorde quelques gâteries à Rinuccio dans un coin, peu après avoir chanté « O mio babbino caro ».
Dans un décor surdimensionné et penché digne du Cabinet du Docteur Caligari, Georges Lavaudant projette sur le mur l’ombre géante des protagonistes de la Tragédie florentine, en préservant l’ambiguïté finale quant à la nature des relations qui attendent désormais les deux époux, après le meurtre de l’amant. Pour la rarissime Sancta Susanna, les choix de John Fulljames ne favorisent pas toujours la lisibilité de l’intrigue, le texte de cet opéra étant déjà passablement elliptique ; confier les deux rôles parlés de la servante et du valet à deux acrobates (dont les répliques sont dites par Klementia) permet certes de fort belles images mais n’aide guère à comprendre ce qui se passe. Quand Susanna se dénude et révèle un corps marqué de signes cabalistiques, signes dont les autres religieuses ont le visage couvert, on cherche en vain à comprendre le symbolisme. Bien moins sibylline, pleine d’humour, dans un décor à transformation et des costumes très colorés, sa mise en scène de Von Heute auf Morgen souligne à propos l’éphémère de toute mode ou modernité.
Avec une distribution aussi nombreuse, il serait difficile d’atteindre pour tous le même niveau, et pourtant l’Opéra de Lyon a fort bien faitl les choses. Chez Zemlinsky, le personnage de Simone assume près des trois quarts de la partie chantée : impressionnant par son timbre, exemplaire par sa diction, Martin Winkler remporte un triomphe mérité dans ce rôle, où il est fort bien entouré même si les deux autres personnages sont réduits à la portion congrue. Chez Hindemith, Agnes Selma Weiland montre un soprano chaleureux, et scéniquement, elle ne recule pas devant le nu intégral ; Magdalena Anna Hofmann lui donne fort bien la réplique, mais on aurait pu souhaiter deux voix plus nettement différenciées. De fait, dans le Schönberg, elle redevient soprano alors qu’elle est censée être mezzo dans Sancta Susanna. Parfaitement à l’aise dans le sprechgesang, Wolfgang Newerla est très drôle dirigé par John Fulljames, mais Pountney lui fait jouer un personnage de dandy caricatural dans Schicchi.
Pour Il Trittico, on saluera d’abord la prestation de Natascha Petrinsky, qui apporte aux trois volets une très solide voix de mezzo, même si l’on rêve toujours pour la monstrueuse Zia Principessa d’un contralto abyssal qu’on rencontre rarement. Csilla Boross est excellente en Georgetta, maisl’on regrette quelques duretés dans l’aigu de sa Suor Angelica. Le drame convient peut-être mieux à Werner Van Mechelen que la comédie : sans démériter, son Gianni Schicchi n’est pas le plus en verve – le plus méditerranéen ? – qu’on ait vu, tandis que son Michele émeut, sans être aussi véhément que d’autres titulaires du rôle. Annoncé souffrant, le ténor brésilien Thiago Arancam semble être tout à fait taillé pour ce répertoire, mais on attendra de le réentendre en pleine forme pour en juger vraiment. Ivana Rusko est d’une fraîcheur délicieuse en Suor Genovieffa, et obtient un succès prévisible en Lauretta moins naïve qu’à l’accoutumée ; son Rinuccio, un Benjamin Bernheim au timbre un peu nasal, s’impose beaucoup moins. Kathleen Wilkinson est une maîtresse des novices pleine de générosité maternelle, avant de se changer en mesquine héritière de Buoso Donati, métamorphose physique aussi stupéfiante que celle de Werner Van Mechelen, méconnaissable d’un rôle à l’autre. Dans les trois panneaux du triptyque, le choix des comparses a été soigné, mais pour Suor Angelica, c’est chaque interprète qu’il faudrait citer, tant leur ensemble compose une admirable palette de couleurs de voix féminines.
Il Trittico devait initialement être dirigé par Lothar Koenigs ; ce chef ayant dû renoncer pour raisons de santé, c’est le jeune Gaetano d’Espinosa qui le remplace. Cet ancien assistant de Fabio Luisi est une des valeurs montantes de la direction d’orchestre. Naviguant dans la modernité du XXe siècle comme un poisson dans l’eau, le vétéran Bernhard Kontarsky assure comme prévu la direction des trois opéras germaniques, tandis que le choeur et l’orchestre de l’Opéra de Lyon se montrent àla hauteur de leur excellente réputation, dans le dodécaphonisme allemand comme dans le lyrisme italien.