Pourquoi, dix ans après la création de Manon, Massenet écrivit-il une sorte de Vingt ans après ? Gérard Condé émet l’hypothèse qu’en composant cet acte pour l’Opéra-Comique le compositeur en dédommageait élégamment le directeur, que la volonté de Sibyl Sanderson d’aller chanter à l’opéra Garnier avait privé de la création de Thaïs. Le librettiste a imaginé que Des Grieux, quadra ou quinquagénaire, mène une vie retirée qu’il consacre à l’éducation de Jean, un jeune aristocrate orphelin, auquel il s’attache à inculquer une aversion profonde pour l’amour. Mais les leçons sont impuissantes : le protégé est déjà épris d’une orpheline du voisinage, de surcroit sans naissance et sans fortune ! Des Grieux décide alors de l’envoyer au loin car il ne consentira jamais à cette mésalliance. Pourtant il bénira lui-même cette union, revirement opéré par l’apparition de la jeune fille dans les atours portés par Manon sur le portrait que Des Grieux a toujours conservé. L’ami de Des Grieux à l’origine de cette mise en scène lui révélera qu’elle n’est autre que la fille de Lescaut autrement dit la nièce de Manon… Joli tour de passepasse, car dans le livret de l’opéra-comique, Lescaut est le cousin de Manon et non son frère, comme dans le roman !
Mais ce n’est pas l’essentiel, et n’enlève rien au charme d’une œuvre petite par ses dimensions mais exquise par sa qualité. Massenet y joue en virtuose de sa science de compositeur et de maître des réminiscences mélodiques ou harmoniques tirées de l’œuvre source, ou de couleurs adaptées à la nouvelle situation de Des Grieux et à celle du jeune couple. Dans la pure tradition de l’opéra-comique il fait alterner lyrisme attendrissant et cocasserie, grandiloquence ironique et désinvolture narquoise, que les interprètes restituent avec brio. Marc Scoffoni nourrit Des Grieux, devenu baryton avec l’âge, de la retenue austère qu’il s’est imposée, tel un cilice, sans parvenir à tuer en lui la brûlure du souvenir. Le ténor Rodolphe Briand donne à Tiberge, l’ami sincère mais réaliste et peu enclin à la complaisance, le mélange de rondeur et d’ironie compatibles avec l’esprit de décision dont le personnage fait preuve. Sa protégée a la fraîcheur vocale de Jennifer Michel, dont la jeunesse physique et la clarté du timbre s’accordent à celle d’Aurore. Ecrit pour un mezzo en travesti, comme le rôle du Prince dans Cendrillon conçu à la même époque, celui de Jean est interprété avec une crânerie gracieuse par Antoinette Dennefeld. Le chœur invisible accompagne avec la gaîté ou la discrétion voulues.
Dans la fosse, l’orchestre est dirigé par Victorien Vanoosten, le chef assistant, qui a choisi d’étoffer la soirée en accompagnant Le portrait de Manon par le ballet et la méditation de Thaïs, qui lui sont contemporains, et par le Prélude à l’après-midi d’un faune, lui aussi daté de 1894. C’est peu dire que, sans le secours de danseurs, la musique du ballet de Thaïs sonne lourd après l’exécution délectable de la musique de Debussy. L’orchestre, manifestement en état de grâce, répond subtilement aux indications du chef, manifestement en phase avec la pulsation rythmique qui rend immédiatement sensible la sensualité infusée dans l’écriture, que la chorégraphie défendue par un danseur et une danseuse cherche laborieusement à épouser. La souplesse et les dosages sonores, la flûte, la harpe, sont enchanteurs. Ce voisinage est meurtrier pour le ballet de Thaïs malgré l’ingéniosité manifeste de Massenet, et sans rien retirer à ‘exécution remarquable des musiciens. Heureusement le rideau de fer baissé – tandis qu’on aménage la scène pour Le Portrait de Manon – offre au regard la composition somptueuse réalisée par Florès, et permet d’attendre que cela se passe. La méditation de Thaïs mettra en valeur les cordes et la qualité du violon super-soliste Da-Min Kim. Un dernier mot pour regretter une ampleur sonore légèrement excessive par instants dans Le portrait de Manon.
Couplée avec la reprise de Manon, cette soirée unique aurait dû faire le plein. Est-ce parce que le spectacle était annoncé en simple « mise en espace » ? La faible affluence laisse songeur quant à la curiosité du public marseillais. Pourtant Yves Coudray, utilisant un élément du décor de Manon, proposait en fait une véritable mise en scène, aussi légère et délicate que l’œuvre le réclamait. Une fois de plus, les absents auront eu tort : ils se sont privés de la découverte d’un bijou et d’une belle soirée musicale !