« Le Pré aux clercs d’Hérold est, comme les Puritains de Bellini, une partition pénible à entendre. Cette mélancolie profonde qui déborde finit par pénétrer en vous. Chaque note vous révèle une souffrance de l’auteur, chaque mélodie un pressentiment douloureux, et votre cœur se navre en entendant cette musique ». Cette opinion, formulée en 1840 dans la Revue des Deux mondes, ne laisse pas d’étonner pour plusieurs raisons. S’il fallait trouver un modèle à la partition de Hérold, ce serait évidemment Rossini qui viendrait à l’esprit, tant le compositeur français semble s’être imprégné de l’œuvre de son aîné. Et l’on peine à découvrir la mélancolie profonde de cette musique dont c’est au contraire le caractère presque trop guilleret qui nous frappe aujourd’hui, même si Hérold a su aussi laisser s’exprimer une inspiration plus nostalgique, quand l’héroïne évoque les « Souvenirs du jeune âge » et les « Jours de mon enfance ». En tout cas, on sort de cette représentation infiniment plus convaincu que du Zampa programmé il y a quelques années.
Dans sa démarche de résurrection des grands titres du répertoire de la Salle Favart, il était logique que Jérôme Deschamps propose Le Pré aux clercs ; restait à déterminer comment il fallait traiter cette œuvre. Pour ses premiers pas dans la mise en scène lyrique, Eric Ruf propose une vision fort sage, presque scolaire dans son respect du livret. On ne se plaindra évidemment pas de la lisibilité du résultat, pour un opéra-comique aussi oublié, mais on ne s’amuse guère. Quant à Eric Ruf décorateur, on l’a connu infiniment plus inspiré : toute l’action se déroule ici dans un décor à peine modifié d’un acte à l’autre, où seuls de vilains murs de briques distinguent le Louvre des auberges des premier et troisième actes, elles-mêmes un peu trop ressemblantes. Par ailleurs, la cage de scène de la Salle Favart à nu commence à avoir beaucoup servi comme fond de décor, et il serait peut-être temps d’envisager de ne pas nous l’exhiber systématiquement. Quel contraste avec la fresque de Gervex, dans le foyer, qui laisse imaginer à quoi pourrait ressembler le deuxième acte… Les costumes sont historiques, mais la fête au Louvre laisse clairement voir les paysans du début revenus sous les habits de la Commedia dell’arte et non les courtisans attendus.
© Pierre Grosbois
A défaut de fastes visuels, on se rabattra donc sur les plaisirs de l’oreille. Et là, l’Opéra Comique n’a pas lésiné. Grâce à Michael Spyres, Mergy retrouve enfin son identité vocale de ténor rossinien qu’aucun des enregistrements français des années 1950 n’avait pu restituer, et pour cause. S’il est bien dommage qu’il n’ait qu’un air à chanter, il faut saluer l’art avec lequel il l’interprète : les aigus sont émis avec un naturel parfait, chaque reprise du motif « ô ma tendre amie » est ornée avec un goût des plus sûrs, et la diction est admirable (dans les dialogues parlés, on entend forcément un peu que Michael Spyres vient d’outre-Atlantique, mais on le lui pardonne bien volontiers). Face à un tel protagoniste, il fallait une héroïne à sa mesure. On avait pu apprécier les talents de Marie-Eve Munger dans sa Lakmé de Saint-Etienne : on retrouve ici avec un grand bonheur cette voix qui, pour être agile dans l’aigu, n’en oublie pas d’être charnue dans tout le reste de la tessiture, avec surtout cette diction et ce style dont les Canadiens semblent avoir miraculeusement conservé le secret, hélas négligé chez nous. Marie Lenormand est une séduisante Marguerite, tout à fait convaincante en meneuse de jeu, et le choix de son timbre sombre crée un contraste net avec les autres personnages féminins ; tout juste à certains moments songe-t-on que la partition appelle peut-être plutôt un soprano dramatique. Jaël Azzaretti complète le trio féminin avec une voix très légère qui se coule avec aisance dans les vocalises que Hérold réserve à Nicette. Son époux Girot trouve en Christian Hemler un interprète sans doute encore un peu jeune pour assumer pleinement la suffisance un peu ridicule du personnage. Leur revient à tous deux l’un des morceaux les plus connus de l’œuvre, « Les rendez-vous de noble compagnie », où le baryton surprend par sa manière exagérée de rouler les r, qu’il est le seul à prononcer de la sorte. Eric Huchet hérite d’un rôle comique qu’il chante fort bien, même si le personnage semble ne se rappeler ses origines italiennes que de manière très intermittente. D’Emiliano Gonzalez Toro on enrage de ne pas davantage entendre la voix, car Comminge n’intervient que dans les ensembles, mais du moins peut-on apprécier son grand talent d’acteur. La prestation du chœur accentus n’appelle aucun reproche, et l’on regrette que le chœur semble scéniquement livré à lui-même à plusieurs moments, réduit à tourner en rond à l’arrière-plan. Quant à la direction de Paul McCreesh, elle ne souligne guère les détails les plus intéressants de l’orchestration de Hérold et manque par trop de contrastes : il ne fait rien des syncopes de la partie centrale des « Rendez-vous de noble compagnie », et le trio « C’en est fait, le ciel même » au troisième acte est privé de toute vivacité. Dans ce Pré aux clercs, les élèves sont bien rangés, mais après la recréation, on attend que sonne l’heure de la récréation.