Le Roi Arthus n’a pas seulement un compositeur et un librettiste, qui sont en l’occurrence une seule et même personne. Il a aussi un spectre, Richard Wagner, dont la passion pour les légendes médiévales, la science des orchestrations foisonnantes et le goût des personnages torturés irrigue toute l’œuvre d’Ernest Chausson, désireux pourtant de s’extraire de cette pesante influence. De ce fait, si la chasse aux citations de Tristan ou de La Walkyrie qui parsèment la partition peut amuser les wagnériens tatillons, elle ne leur permettra pas d’en saisir toute la portée singulière et, pourrions-nous dire, autonome. Car si Wagner n’a pas composé d’opéra intitulé Le Roi Marke, ce n’est pas tout à fait par hasard. Lancelot et Genièvre, contrairement à Tristan et Isolde, souhaitent vivre au grand jour une passion amoureuse dont les attraits sensuels estompent les remords causés par leur infidélité. Leur liaison n’est pas morbide par essence, elle est secrète par nécessité. Quant au personnage éponyme, il semble moins écrasé par la trahison de son épouse et de son chevalier que par l’inéluctable décadence de l’ordre de la Table ronde. Plutôt qu’une passion funeste, c’est bien la fin d’un monde que raconte Le Roi Arthus – s’il fallait encore chercher une filiation wagnérienne, ce serait plutôt du côté de Parsifal qu’on irait ici la trouver.
La destruction se trouve, pour cette raison, au cœur du spectacle de Graham Vick, aussi copieusement hué en ce soir de première que la distribution sera abondamment ovationnée. Le décor, foyer bien ordonné symbolisant la société idéale selon Arthus, se renverse puis se détruit et finalement se consume à mesure que l’action avance. Les collines verdoyantes en toile de fond noircissent. Les fleurs du premier acte font place, au final, à un champ de ruines. L’archaïsme du roi est révélé par sa naïveté, son paternalisme patelin et aveugle, impuissant à découvrir des amants ivres de jeunesse et à comprendre une épouse assoiffée de liberté. Dommage que le metteur en scène n’ait pas su proposer cette vision autrement que par l’exposition d’une esthétique tellement démoralisante qu’on cherche en vain les derniers restes de splendeur d’un royaume qui a bien dû avoir quelque attrait. Dommage qu’il fasse d’Arthus un bourgeois entre deux âges obsédé par la consultation obsessionnelle de vieux livres, de Genièvre une mégère castratrice, et de Lancelot, pas grand-chose. Dommage qu’aveuglé par sa thèse, Vick oublie de construire un spectacle, en interdisant ainsi toute congruence entre ses images uniformément désenchantées et les mystères de la musique d’Ernest Chausson.
© Andrea Messana / Opéra de Paris
C’est d’autant plus regrettable que celle-ci, pour son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris, est admirablement servie. Par Philippe Jordan et ses musiciens, en premier lieu. Investis et nuancés, ils triomphent en soulignant tous les sortilèges que la scène se refuse à montrer : dans le dialogue entre Arthus et Merlin au deuxième acte, fermez les yeux et ouvrez les oreilles ! La distribution n’est pas en reste. Les chœurs, très sollicités, en sont une partie intégrante, et pas la moins glorieuse. Il nous faudrait également faire, dans l’idéal, un paragraphe sur chaque second rôle, puisqu’aucun ne démérite, et que tout le monde chante un français méticuleux. A défaut, signalons au moins que Cyrille Dubois donne aux couplets du Laboureur une grande profondeur, qu’Alexandre Duhamel est un Mordred pugnace, François Lis un Allan impeccable, Stanislas de Barbeyrac un Lyonnel dont on aimerait que chaque intervention dure une demi-heure et que Peter Sidhom, nonobstant quelques problèmes d’intonations, apporte à Merlin d’inquiétantes lueurs. Roberto Alagna trouve en Lancelot un rôle inestimable. Si l’on excepte quelques aigus qui viennent couronner le long duo d’amour du deuxième acte, chaque note semble couler d’évidence dans cette voix qui ce soir n’est que clarté et séductions. Lui réplique, en Genièvre, une Sophie Koch particulièrement pugnace, à l’aise dans les sauts de registre qui lui sont imposés par la partition, allant au bout d’elle-même dans la scène de sa mort. Face à eux, Thomas Hampson ne fait pas non plus profil bas, qui apporte à son Roi Arthus les fruits d’une capacité d’introspection et d’une intelligence musicale que très peu de chanteurs peuvent porter à ce niveau de subtilité. La voix, qui plie sans rompre aux extrémités de la tessiture, contribue à dessiner un protagoniste puissant et éruptif jusque dans le renoncement. Une leçon de théâtre, enfin…