« Mozart a pris congé de nous » affirme Sylvain Fort dans son édito du mois de novembre, regrettant que les chefs d’aujourd’hui dans leur quête d’un Mozart « vérité » nous servent une sauce fouettée au détriment de la grâce qui prévalait jadis. Comme si, suivant l’exemple de Milos Forman au cinéma, ils s’acharnaient d’une baguette rageuse à biffer l’adjectif qu’on accole d’habitude au nom de Mozart : « divin ». Le syndrome Amadeus en quelque sorte. Quelle prescience ! Jean-Christophe Spinosi s’emploie à lui donner raison durant les 3 bonnes heures que dure Cosi fan tutte. Et puisqu’on parle d’épithète, « Bouillonnant » n’est-il pas celui qu’on utilise le plus souvent pour qualifier le fondateur de l’Ensemble Matheus. Hélas, cette effervescence qui apporta aux œuvres de Vivaldi une nouvelle jeunesse et valut à notre homme pressé son succès ne suffit pas dans Mozart. Attaqué dare-dare (l’ouverture est menée si vite que le public oublie de l’applaudir pensant sans doute qu’elle n’est pas encore terminée) et bringuebalé d’un tempo à un autre, le plus subtil des opéras de la trilogie Da Ponte abandonne sa perruque poudrée – c’est l’effet recherché – mais aussi une bonne partie de son charme, avec, pour toute matière sonore, un jus acide – prune et framboise écrasée – et des coups de timbales à rendre sourd. Jusqu’aux ensembles vocaux – la pierre de touche de Cosi ; jamais Mozart ne s’est autant régalé de polyphonies – dont la dentelle s’effiloche : en place mais ternes, sans relief au point de laisser penser que les chanteurs réunis s’apparient mal. Les deux sœurs finissent pourtant par se rencontrer dans un « Ah signor,son rea di morte » où affleure un soupçon de magie. Il s’agit de la dernière scène de l’opéra.
Véronica Cangemi auparavant aura bataillé en vain pour tenter de maîtriser une partition – redoutable – qui, bien qu’elle soit souvent confiée à un soprano, sollicite davantage le grave et le medium que l’aigu d’un extrême à l’autre de la portée. Ce n’est pas tant la dimension des intervalles que la projection dans les registres inférieurs qui pose problème à la chanteuse. Les écarts de « tempesta » dans « Come scoglio » ou de « vergogna » dans « Per pieta » (méchamment chahuté par les cors soit dit en passant) sont habilement négociés. Vivaldi, avec Spinosi justement, lui a appris à dévaler la gamme.
Rinat Shaham, voix chaude et timbrée, après quelques effets de poitrine qui rappellent plus Carmen (l’un des fleurons de son répertoire) que Dorabella, reprend ses marques pour finir en beauté avec un « E amore un ladroncello » d’une délectable immoralité.
Paolo Fanale peine lui aussi à démarrer, la voix ne trouvant sa position qu’à partir de son premier air, « Un’aura amorosa », alangui à l’excès. Deuxième prix du concours international de chant de Toulouse, doté d’un physique qui fait déjà battre les cœurs, le jeune ténor appelé pour remplacer Francesco Meli initialement prévu en Ferrando, surmonte ensuite les embûches du rôle mais doit encore faire ses preuves. Il souffre à vrai dire de la comparaison avec Luca Pisaroni qui, en pleine possession de ses moyens, campe un Guglielmo idéal dont on ne sait ce qu’il faut admirer le plus : la présence, l’interprétation ou la voix.
Belle composition aussi de Pietro Spagnoli, Don Alfonso, qui use de couleurs pour être à la fois séduisant et inquiétant. Le soprano musical mais poids plume de Yaël Azzaretti tire inévitablement Despina vers la soubrette, tout ce que la servante de Cosi ne devrait pas être…
Après Rigoletto à Bordeaux en 2007, Eric Genovese présente sa deuxième mise en scène d’opéra. L’homme de théâtre transparait derrière l’attention portée aux gestes et aux attitudes, avec un respect scrupuleux des didascalies et de la musique. Illustration plutôt qu’interprétation donc plombée par des décors qui se veulent esthétisants – la marque de Cosi depuis quelques productions (on pense à Kiarostami à Aix cette année pour les effets de perspective et aussi aux murs grèges peints à l’éponge chez Chéreau toujours à Aix) – mais qui, avec leurs deux boites pivotantes comme unique dispositif, lassent vite l’œil. L’oreille; elle, attend vainement toute la soirée de retrouver ce qui d’habitude la chavire dans Mozart et qu’un seul mot parvient à exprimer : « divin ».