Depuis une mémorable Rivière aux courlis [Curlew River], ici même, au Grand-Théâtre, en 2016, on semblait avoir oublié l’œuvre lyrique de Britten à Dijon. La même année, bien avant de prendre la direction de l’opéra bourguignon, Dominique Pitoiset avait monté Le Tour d’écrou à Bordeaux. La reprise de sa mise en scène est donc bienvenue dans ce petit théâtre à l’italienne, que l’on croirait conçu pour ce type d’ouvrage, chambriste s’il en est. Treize musiciens dans la fosse, six chanteurs suffiront à nous entraîner dans ce glissement inexorable qui conduira à la mort de Miles, le petit garçon, dans une ambiguïté, un mystère qui continuent de nous interroger.
L’histoire est simple (**) : une gouvernante, dont on ignorera toujours le nom, a été engagée par l’oncle-tuteur de deux jeunes enfants. Eprise de son lointain employeur, elle se rend dans le manoir où elle est accueillie par une gouvernante. Elle découvre progressivement une histoire mystérieuse à travers l’étrange comportement de Miles et Flora et les révélations de Mrs. Grose. Deux autres personnages, supposés morts, réapparaissent progressivement pour envahir l’espace. L’ancien valet, Quint, et Miss Jessel, la précédente gouvernante qu’il avait séduite, vont imposer leur volonté et leurs désirs, l’un prédateur malfaisant, l’autre soumise, et rétablir leur emprise sur les enfants. Ils conduiront ainsi à la descente aux enfers de la Gouvernante. Le réel et le fantastique se mêlent, sans que le spectateur puisse en discerner les limites. Psychologues et psychanalystes ont là matière à investigations.
Le prologue, chanté habituellement devant le rideau, se déroule sur la scène, que l’on découvre. L’action, que Britten situait à la fin de l’ère victorienne, est ici transposée dans les années soixante, vintage. Un décor unique, renouvelé par des éclairages subtils, pour l’ensemble des tableaux. Ni calèche, ni parc, ni tour, ni lac, qu’un mur de briques dissimule derrière une grande baie vitrée, nous sommes dans le vaste living-room d’une belle demeure. Décoration intérieure, éclairage, mobilier, costumes (les duffle-coats…), le prosaïsme réaliste du cadre et des costumes ne fait pas obstacle à l’ambiguïté des lectures qu’autorise l’œuvre pour un huis-clos oppressant. La mise en scène, fouillée (ainsi, la poupée érigée en personnage muet), une direction d’acteurs efficace n’appellent que des éloges. Le caractère nocturne des tableaux, la chute de la neige, le soir de Noël confèrent à cette atmosphère le mystère, la singularité, lourde de ses secrets. L’enchaînement des scènes de chaque acte nous entraîne dans un glissement inexorable vers le fantastique, l’indicible. Les variations qui structurent chacun des tableaux, extrêmement virtuoses, aussi soignées que l’écriture de Wozzeck, tout en relevant d’un autre langage, participent à cet étouffement progressif que perçoit l’auditeur. Sans grandiloquence, le chant, de la parole au cri, sert avec efficacité un texte magnifique.
On sait avec quel soin Britten écrivait pour les instruments. A part égale avec les chanteurs, les parties instrumentales sont admirables. Sans doute pourrait-on extraire les interludes orchestraux et les produire avec bonheur, ainsi que le compositeur procéda pour Peter Grimes. Des percussions qui se joindront au piano pour ouvrir le premier tableau jusqu’à la désespérance ultime, c’est un constant bonheur que d’écouter la formation. D’autant que les treize musiciens de l’Orchestre Victor Hugo, tout particulièrement les bois, peuvent rivaliser avec les meilleures phalanges. La précision millimétrée, l’agilité, la dynamique, les couleurs sont là et participent à l’émotion des auditeurs : d’infinis détails sont perceptibles, que l’on découvre avec ravissement. La baguette d’Elizabeth Askren, découverte à cette occasion, aussi attentive au plateau qu’à la fosse, s’y montre d’une exigence constante. La riche orchestration de Britten, son art de coloriste, son sens dramatique sont magnifiés.
La distribution, équilibrée, ne connaît aucune faiblesse, vocale ou dramatique. A souligner, l’excellente diction de chacun, anglophone ou non. Au cœur de l’action, les enfants de la Maîtrise des Hauts-de-Seine, sont exemplaires de chant et de jeu, individuellement comme à deux, aux unissons parfaits, ou dans les ensembles. Ambivalents, frais, mais complices de la corruption, les enfants sont remarquables. Henri François-Dainville, frêle petit bonhomme, nous offre un Miles touchant, dont le trouble, les non-dits, le besoin affectif sont remarquablement traduits. La voix, évidemment fraîche, passe fort bien, et nous émeut dans la leçon (Malo) comme à chacune de ses interventions. Marie Texier est Flora, innocente et maléfique, pré-adolescente longiligne, aux solides moyens, prometteurs. Prise de rôle convaincante pour Marianne Croux, la Gouvernante, exceptionnelle de vérité, fragile et forte, dès le tableau de la tour. D’une santé vocale rare, comme son engagement pour un rôle des plus exigeants, c’est une réussite. Que la Gouvernante sombre ou non dans la folie, la scène ultime nous affecte, où elle étreint le cadavre du petit Miles, dans une déploration fascinante. La voix, claire, bien timbrée, sait prendre toutes les expressions attendues, avec le plus large registre et une aisance confondante. Heather Shipp connaît bien le rôle de Mrs. Grose, qu’elle a incarné à Opera North. La relation de la Gouvernante et de l’intendante, dont les deux voix s’accordent parfaitement, se traduit par de nombreux dialogues, qui ne lèvent pas l’ambiguïté de la réalité des apparitions. Peter Quint et le narrateur sont confiés à Jonathan Boyd, dont on se souvient d’un Alfredo (La Traviata, Metz 2020) aux antipodes vocales de l’inquiétant Peter Quint… Familier du rôle comme de l’œuvre de Britten, Le narrateur, accompagné au seul piano, voix pleine, mixte, large, colorée, nous vaut un récit remarquable. Quant à Peter Quint, il en est l’incarnation, superbe, tragique Roi des Aulnes dans sa volonté d’asservissement, meurtri dans son souvenir partagé avec Miss Jessel. La voix est idéale, magistralement conduite – dans la descendance de Peter Pears, le créateur du rôle, cumulant les qualités d’émission d’un ténor brittennien et l’ampleur d’un ténor lyrique. Beau mezzo, Cécile Perrin incarne une touchante Miss Jessel, blessée, toujours aimante, soumise à Quint.
Une production, longuement ovationnée, dont on ne sort pas indemne.
(*) « La cérémonie de l’innocence a sombré », phrase chantée à plusieurs reprises par Quint et Miss Jessel, est tirée d’un poème de W. B. Yeats (The Second Coming). Elle suggère les souffrances que Miles et Flora ont endurées, en augurant le pire.
(**) Voir le dossier https://www.forumopera.com/dossier/the-turn-of-the-screw-britten, signé Mathilde Bouhon.