Composée pour les jeunes pensionnaires de l’Ospedale della Pietà à Venise (ce qui en dit long sur leur niveau d’excellence musicale), Juditha Triumphans est le troisième des quatre oratorios d’Antonio Vivaldi et le seul qui soit parvenu jusqu’à nous. La partition fut retrouvée parmi les 450 manuscrits de la bibliothèque de Turin dont Naive a entrepris l’enregistrement il y a maintenant une petite dizaine d’années. Heureuse initiative qui nous a valu en 2001 au disque une version intégrale de l’œuvre plus que recommandable. Alessandro de Marchi soutenu par une poignée de solistes chevronnés – Magdalena Kozena en Judith, Marina Comparato qui interprétait là non pas Abra mais Vagaus – y exposait les trésors multiples d’une œuvre puissamment originale. Oratorio par son sujet – le thème est extrait du quatrième livre des Apocryphes – mais opera seria par sa structure alternant récitatifs et arias da capo ; orchestration inventive avec utilisation concertante des instruments et casting inhabituel : Vivaldi ne disposant que de jeunes filles, les rôles masculins furent écrits pour des interprètes féminins et non pour des castrats ; ce qui au passage nous vaut l’amusant paradoxe de voir un eunuque – Vagaus – interprété par une femme et non l’inverse comme souvent dans le répertoire baroque.
L’histoire, considérablement simplifiée par Giacomo Cassetti, raconte comment Judith, accompagnée de sa suivante Abra, réussit à séduire le général ennemi Holophernes pour lui trancher la tête, libérant ainsi sa ville de Béthulie du joug assyrien. L’aide de camp d’Holophernes, Vagaus, et le prêtre juif Ozias complètent la distribution, portant à cinq le nombre total de personnages.
Réunir donc cinq cantatrices avec des tessitures similaires – trois contraltos, un mezzo-soprano et un soprano – mais des personnalités vocales distinctes, capables de caractériser chacun des personnages, est le premier des défis relevés par Jeanine Roze production avec, si l’on excepte l’Ozias encore scolaire d’Alessandra Visentin, une distribution de haut vol qui parvient à nous rendre sensible le drame jusque dans ses moindres détails. Et c’est là son deuxième tour de force.
Il n’est pas forcément évident de composer Holophernes, guerrier barbare que Vivaldi a transmué en amoureux transi. Mary-Ellen Nesi dessine d’un timbre mat un général assyrien profond et humain, de son premier air – « Ni arma, ni bella » très contenu, sobre jusque dans ses ornementations – au dernier – « Noli o cara te adorantis », plainte sourde bien plus que prière apaisée.
Marina Comparato réussit à traduire la nature plus légère d’Abra sans en faire pour autant une soubrette. Par contraste sa voix parait limpide. Ses deux derniers airs « Non ita reducem » et « Si fulgida per te » en font valoir la souplesse ; « Fulgeat sol frontis decorae » en fin de première partie la fraîcheur.
Très attendue en Vargaus, le deuxième rôle de la partition par son nombre d’interventions, Karina Gauvin peine à trouver ses marques puis libère enfin son chant dans un « Umbrae carae, aurae adoratae » lumineux de timbre et somptueux de ligne. Après une telle magie, on craignait que son tempérament ne bute contre les fureurs de « Armatae face, et anguibus » mais, enfin échauffée, la soprano canadienne continue d’électriser.
Plus saisissante encore, la Juditha de Romina Basso se présente splendide de son, d’intonation (les chromatismes subtils de « Agita infido flatu ») et de présence. Chacune de ses interventions apporte une telle intensité qu’on sent le public happé. Récitatifs sculptés qui ne laissent rien au hasard, arias d’une majestueuse beauté (c’est une chance, la partition lui en offre sept !) où la voix fait corps avec chaque instrument : le premier violon – très applaudi même si acrimonieux – le chalumeau, la mandoline… Son chant baroque, au sens artistique du terme, c’est-à-dire théâtral, fabriqué mais stupéfiant, trouve son accomplissement dans un « In Somno profondo » fascinant qui, par les applaudissements qu’il déchaîne, consacre le triomphe de Judith.
Si Juditha Triumphans fait la part belle aux voix, elle célèbre aussi l’amour de Vivaldi pour la couleur instrumentale. Le Venice Baroque Orchestra fait son miel des combinaisons imaginées par le compositeur à partir de l’instrumentarium pléthorique que l’Ospedale della Pietà mettait à sa disposition. Cordes mais aussi théorbes, violes d’amour, hautbois et clarinettes nous régalent d’un festin de sonorités, les cuivres – trompettes et timbales sollicitées dès le numéro d’ouverture – ne brouillant pas, comme parfois dans les formations baroques, la justesse de l’ensemble. Andrea Marcon conduit le tout avec énergie mais sans frénésie. Si l’œuvre, dans ses moindres replis, parvient à nous toucher, c’est en grande partie grâce à sa direction. Quant au Nederlands Youth Choir, il évoque dans sa candeur adolescente ces jeunes filles qui trois cent ans auparavant faisaient l’admiration des vénitiens.