On se réjouissait d’entendre Torsten Kerl dans ce concert, qui devait faire office tout à la fois de retrouvailles et de mise en bouche. De retrouvailles : jeune ténor plein d’avenir dans la Daphne de Strauss (1999) et la Ville Morte (2001) données au Châtelet qui constituèrent sauf erreur ses dernières grandes apparitions parisiennes, Kerl, devenu depuis une grande vedette de l’opéra, nous devait ce retour gagnant. De mise en bouche : on était impatient d’avoir un aperçu de celui qui sera, dans quelques mois, le Siegfried de l’Opéra Bastille. Las ! Souffrant, Torsten Kerl a dû déclarer forfait. A nous d’attendre sagement le mois de mars.
Son remplaçant, Richard Decker, promène depuis des années plusieurs grands rôles wagnériens sur des scènes allemandes (à Dessau, à Cologne, à Nuremberg…) et italiennes (à Modène, à Ferrare…). Sans surprise, son expérience garantit un chant solide et sans accroc, mais sans magie non plus, notamment dans « In fernem Land ». La vaillance du ténor américain convainc davantage dans les douloureuses exclamations d’ « Amfortas, die Wunde ! », même si le haut registre, dans « Nur eine Waffe taugt », accuse une certaine faiblesse de volume. Le « Winterstürme » donné en conclusion montre une ligne de chant agréablement menée, mais expose également tout ce que le timbre peut avoir de pincé. Au final, si le firmament des chanteurs wagnériens ne se trouve pas chamboulé, on admire la probité et la force de celui qui n’a eu que quelques jours pour préparer ce concert. Les pièces orchestrales insérées entre les airs sont enchaînées pour qu’aucun applaudissement ne trouble cette première partie toute consacrée à Wagner. Le Brussels Philharmonic montre, dès le prélude de Parsifal, une clarté et une profondeur qui nous font entrapercevoir le Graal. Naturellement plus pompier, le prélude du IIIe acte de Lohengrin n’en fait pas moins forte impression (un spectateur apparemment très enthousiaste ira jusqu’à briser le silence par un tonitruant « BRAVISSIMO ! »), tandis que, pour le « Voyage de Siegfried sur le Rhin », Michel Tabachnik, moins précis que dans les deux pages précédentes, propose une lecture assez « scotchante » dans le genre monumental (mais, visiblement déçu et toujours aussi tonitruant, le même spectateur laisse, de dépit, échapper un « SABOTAGE ! » rageur).
En l’absence de Torsten Kerl, c’est de toute façon l’orchestre et son chef qui captent le plus l’attention du public. Composée seulement du bref (une petit vingtaine de minutes) Poème de l’extase de Scriabine, la deuxième partie voit Michel Tabachnik évoluer dans son élément. A l’aise dans l’univers singulier du compositeur russe, le chef suisse offre, là encore, une lecture explosive, soutenue par des musiciens tenant la distance avec d’autant plus d’aplomb qu’ils ne sont pas ménagés, ni par la partition intrinsèque, ni surtout par la vision qui en est proposée. On pourra tout juste regretter que les interprètes soient sensiblement plus à l’aise dans les coups d’éclat (la pièce n’en manque certes pas) que dans les passages plus élégiaques, où l’on est cantonné à un mezzo-forte quelque peu lassant. Cette option a évidemment l’avantage de nous faire pleinement apprécier la rutilance du Brussels Philharmonic, mais il manque, au-delà de cette lecture assez démonstrative, du clair-obscur, de la nuance, des retours au calme, enfin, pour que le fracassant final ressorte avec toute la puissance nécessaire. L’orchestre ce soir, a triomphé mais au détriment de Wagner et Scriabine.